L’air, dans la maison de la Demoiselle, était le plus pur et le plus frais que Khouri ait respiré depuis son arrivée sur Yellowstone (ce qui ne voulait pas dire grand-chose). En réalité, l’air sentait le frais, sans être parfumé. Il évoquait plutôt les odeurs de chlore, de teinture d’iode et de chou de la tente médicale du Bout du Ciel sous laquelle elle avait vu Fazil pour la dernière fois.
La télécabine de Manoukhian leur avait fait traverser la ville en empruntant un aqueduc enfoui dans le sous-sol et partiellement immergé. Ils étaient arrivés dans une caverne souterraine où Manoukhian lui avait fait prendre un ascenseur qui était monté si vite que ses tympans avaient claqué. L’ascenseur les avait déposés dans un hall plein d’ombres et d’échos. Un effet acoustique, vraisemblablement, mais Khouri avait eu l’impression de se retrouver dans un gigantesque mausolée. La lumière qui filtrait par les fenêtres à moucharabieh avait une pâleur nocturne. Comme il faisait encore jour au-dehors, l’effet était subtilement troublant.
— La Demoiselle ne prise guère la lumière du jour, dit Manoukhian en lui indiquant le chemin.
— Sans blague ?
Khouri, dont la vue s’adaptait à l’obscurité, commençait à repérer de grosses masses indistinctes.
— Vous n’êtes pas du coin, hein, Manoukhian ?
— Eh bien, nous sommes deux dans ce cas.
— C’est aussi à la suite d’une erreur administrative que vous êtes venu à Yellowstone ?
— Pas tout à fait.
Elle réalisa que Manoukhian réfléchissait à ce qu’il pouvait lui révéler. C’était sa seule faiblesse, se dit-elle. Pour un homme de main, ou allez savoir quoi, il parlait trop. Le trajet n’avait été qu’une longue série de rodomontades et de vantardises tournant autour de ses exploits à Chasm City. Des histoires qu’elle aurait évacuées d’un haussement d’épaules si elles lui avaient été racontées par tout autre que ce froid personnage à l’accent étranger et au pistolet venu d’ailleurs. Mais l’ennui, avec Manoukhian, c’est qu’une grande partie de ce qu’il racontait pouvait être vraie.
— Non, poursuivit-il, la tentation d’inventer une histoire l’emportant à l’évidence sur la prudente discrétion à laquelle l’incitait son instinct professionnel. Non, ce n’était pas une erreur administrative. Mais c’était bien une espèce d’erreur – ou un accident, en tout cas.
Le couloir était lui aussi plein de grosses masses indistinctes, posées sur de minces piliers plantés dans des socles noirs. Certaines ressemblaient à des tranches de coquille d’œuf écrasée, d’autres évoquaient plutôt de délicats coraux pareils à des circonvolutions cérébrales. Dans la piètre lueur du couloir, tout avait un vague éclat métallique et semblait presque décoloré.
— Vous avez eu un accident.
— Non… pas moi. Elle. La Demoiselle. C’est comme ça que nous nous sommes connus. Elle était… mais je ne devrais pas vous raconter tout ça, Khouri. Si elle l’apprend, je suis un homme mort. Il n’est que trop facile de se débarrasser d’un corps, dans la Mouise. Hé, vous savez ce que j’y ai trouvé, l’autre jour ? Vous n’allez pas me croire ! Figurez-vous que je suis tombé sur un putain de…
Manoukhian se lança dans une de ces tartarinades dont il avait le secret. Khouri palpa l’une des sculptures, sentit sa froide texture métallique, ses bords tranchants comme des rasoirs. Elles semblaient attendre quelque chose. Leur moment, peut-être, sauf qu’elles n’avaient pas d’infinies réserves de patience. Ils se promenaient là-dedans, Manoukhian et elle, comme deux amateurs d’art furtifs qui se seraient introduits dans un musée en pleine nuit.
La présence de l’homme de main lui inspirait un contentement qui l’intriguait.
— C’est elle qui fait ça ? demanda Khouri, coupant court à son flot de paroles.
— Peut-être, répondit-il. Dans ce cas, on pourrait dire qu’elle a souffert pour son art. Bon. Vous voyez l’escalier ?
Il s’arrêta, lui effleura l’épaule.
— Je suppose que vous allez me demander de le prendre.
— Vous comprenez vite.
Il lui enfonça doucement le canon de son arme dans le dos, juste pour lui rappeler sa présence.
Par un hublot ménagé dans la paroi, près de la cabine du mort, Volyova voyait une planète gazeuse pareille à une mandarine géante. Des orages magnétiques moiraient le pôle sud, plongé dans l’ombre. Ils étaient dans le système d’Epsilon Eridani. Ils y avaient pénétré selon une trajectoire voisine du plan de l’écliptique. Ils n’étaient plus qu’à quelques jours de Yellowstone, et à quelques minutes-lumière à peine de la zone d’échange locale. Ils louvoyaient dans le réseau de communications à vue qui reliait tous les habitats significatifs et les engins spatiaux du système. Leur propre bâtiment avait d’ailleurs changé. Par le hublot, Volyova voyait l’avant de l’un des moteurs Conjoineur. Les moteurs avaient automatiquement réduit leur champ de collecte lorsque l’allure du vaisseau était descendue en dessous de la vitesse d’interception, afin de se conformer subtilement au mode d’intégration du système, la trémie d’entrée se refermant comme une fleur au crépuscule. Les moteurs continuaient, d’une façon ou d’une autre, à générer la poussée, mais la source d’énergie, ou la masse de réaction nécessaire à la propulsion, était encore un des mystères de la technologie Conjoineur. Cela dit, les moteurs ne pouvaient probablement fonctionner de la sorte que pendant une période limitée, ou ils n’auraient pas eu besoin de draguer l’espace afin d’y collecter le carburant nécessaire pour atteindre leur vitesse de croisière…
Elle laissait vagabonder ses pensées en essayant de réfléchir à tout sauf à la grande question du moment.
— Je crois qu’elle va nous poser des problèmes, dit Volyova. De sérieux problèmes.
— À mon avis non, répondit le triumvir Sajaki en se fendant d’un sourire. Sudjic me connaît trop bien. Elle sait que je ne lui ferais pas l’aumône d’une réprimande si elle levait le petit doigt sur un membre du Triumvirat. Je ne lui laisserais même pas le luxe de débarquer sur Yellowstone. Je la tuerais, purement et simplement.
— Ce serait un peu dur, non ? dit-elle, assez lâchement (elle s’en voulut aussitôt, mais c’était ce qu’elle pensait). Je n’ai aucun reproche à lui faire, tu comprends. Après tout, elle n’avait rien de personnel contre moi jusqu’à ce que je… jusqu’à la mort de Nagorny. Tu ne pourrais pas essayer de la dissuader de s’en prendre à moi ?
— À quoi bon ? rétorqua Sajaki. Si elle cherche à te nuire, ce n’est pas un sermon ou une quelconque sanction qui lui fera entendre raison. Elle trouvera bien un moyen de te régler ton compte définitivement. Enfin, je m’étonne que tu partages son point de vue. Il ne t’est jamais venu à l’esprit qu’elle avait pu être contaminée par certains des problèmes de Nagorny ?
— Tu me demandes si je pense qu’elle a toute sa tête ?
— Ça n’a pas d’importance. Elle ne tentera rien contre toi, tu as ma parole. Enfin, je te propose qu’on change de sujet. J’en ai jusque-là, de ce Nagorny.
— Je vois ce que tu veux dire.
C’était plusieurs jours après les retrouvailles de l’équipage. Ils s’apprêtaient à entrer chez le défunt, au niveau 821. Les scellés avaient été appliqués sur sa cabine après sa mort, et les autres n’y avaient pas mis les pieds depuis beaucoup plus longtemps. Même Volyova n’y était pas retournée, de crainte de déplacer un objet, trahissant ainsi son passage.
Elle prononça quelques mots dans son bracelet :
— Neutralisation de sécurité, cabine artilleur Boris Nagorny. Autorisation : Volyova.