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Elle était manifestement arrivée.

Il se pouvait, bien sûr, que ce soit une sorte de piège, et qu’en entrant dans l’autre pièce elle commette une forme de suicide. Mais il n’était pas envisageable de faire demi-tour, Manoukhian le lui avait expliqué en long et en large, avec son charme à nul autre pareil. Alors Khouri tourna la poignée et entra. Un agréable parfum fleuri lui chatouilla le nez. Elle eut l’impression qu’elle ne s’était pas lavée depuis un mois, et pourtant quelques heures seulement avaient passé depuis que Ng l’avait réveillée et envoyée tuer Taraschi. Mais, entretemps, la crasse distillée par la pluie de Chasm City s’était agglutinée sur elle, avec sa propre sueur qui puait la trouille.

— Je constate que Manoukhian a réussi à vous amener ici en un seul morceau, dit une voix de femme.

— Moi, ou lui ?

— Les deux, ma chère petite, fit la femme invisible. Vous avez une réputation aussi formidable l’un que l’autre.

Derrière elle, la double porte se referma avec un cliquetis. Khouri commença à regarder autour d’elle. Difficile de distinguer grand-chose dans l’étrange lueur rose qui baignait la pièce. Une pièce en forme de bouilloire. Dans le mur concave étaient encastrées deux fenêtres fermées par des persiennes qui leur faisaient comme des paupières.

— Bienvenue dans mon antre, reprit la voix. Je vous en prie, mettez-vous à votre aise.

Khouri s’approcha des fenêtres. Sur un côté étaient placés deux caissons cryogéniques brillants comme des poissons d’argent. L’un des deux était fermé et en fonctionnement ; l’autre était ouvert. Une chrysalide prête à accueillir un papillon.

— Où suis-je ?

Les persiennes s’ouvrirent.

— Là où vous avez toujours été, répondit la Demoiselle.

Alors elle vit Chasm City comme elle ne l’avait jamais vue : d’une cinquantaine de mètres, peut-être, au-dessus de la Moustiquaire. La cité s’étendait sous la surface crasseuse comme une créature marine, hérissée de pointes fantastiques, conservée dans le formol. Elle n’avait pas idée de l’endroit où elle se trouvait, si ce n’est qu’elle devait être dans l’un des bâtiments les plus hauts ; un bâtiment qu’elle avait probablement cru inhabité.

— J’appelle cet endroit le Château des Corbeaux, à cause de sa noirceur, dit la Demoiselle. Vous l’avez forcément vu.

— Que voulez-vous ? demanda enfin Khouri.

— Je veux que vous fassiez quelque chose pour moi.

— Tout ça pour ça ? Je veux dire, vous étiez obligée de me faire venir manu militari, un pistolet dans les reins, pour me confier un boulot ? Vous ne pouviez pas passer par les canaux habituels ?

— Ce n’est pas une mission habituelle.

— Et ça, qu’est-ce que ça vient faire dans l’histoire ? demanda Khouri avec un mouvement de menton en direction du caisson ouvert.

— Ne me dites pas que ça vous fait peur. C’est là-dedans que vous êtes arrivée sur notre monde, après tout.

— Je voudrais juste savoir ce que ça veut dire.

— Vous le saurez en temps utile. Vous voulez bien vous retourner ?

Khouri entendit un doux bruissement de machines, comme le bruit d’un placard à archives qu’on ouvre.

Un hermétique venait d’entrer dans la pièce. À moins qu’il n’ait été là depuis le début, dissimulé grâce à Dieu sait quel artifice. Son palanquin noir, aux soudures grossières et sans ornement aucun, était aussi sombre et angulaire qu’un métronome. Il était dépourvu d’appendices et de capteurs, et le petit monocle de visibilité incrusté à l’avant était aussi noir que l’œil d’un requin.

— Vous connaissez manifestement déjà ceux de ma race, dit la voix émanant du palanquin. Ne vous laissez pas impressionner.

— Il m’en faudrait un peu plus, rétorqua Khouri.

C’était un mensonge. Cette boîte avait quelque chose de troublant. Quelque chose qu’elle n’avait jamais éprouvé en présence de Ng ou des autres hermétiques qu’elle avait rencontrés. C’était peut-être l’austérité du palanquin, ou l’impression – rigoureusement subliminale – que la boîte était rarement inoccupée. Tout cela était accentué par la petitesse de la fenêtre de visibilité, et par le sentiment qu’il y avait quelque chose de monstrueux derrière cette noire opacité.

— Je ne puis répondre à toutes vos questions pour le moment, dit la Demoiselle. Mais il est évident que je ne vous ai pas fait venir ici pour vous faire contempler mon funeste sort. Tenez, ça vous aidera peut-être.

Près du palanquin apparut une silhouette projetée par la pièce elle-même.

C’était une femme, évidemment : jeune, mais vêtue, paradoxalement, avec un luxe inconnu sur Yellowstone depuis la peste, et environnée d’entoptiques tourbillonnantes. Ses cheveux noirs étaient retenus sur la nuque par une pince entrelacée de lumière, dégageant un front altier. Elle portait une robe-bustier bleu électrique, au décolleté plongeant. À l’endroit où la robe entrait en contact avec le sol, elle devenait floue et disparaissait dans le néant.

— C’est ainsi que j’étais, dit la silhouette. Avant le fléau.

— Vous ne pouvez plus être comme ça ?

— Il serait trop risqué pour moi de quitter cette châsse. Même dans les sanctuaires hermétiques. Leurs précautions ne m’inspirent qu’une confiance relative.

— Pourquoi m’avez-vous fait venir ?

— Manoukhian ne vous l’a pas expliqué ?

— Pas vraiment. Il m’a seulement dit qu’il ne serait pas bon pour ma santé de refuser de le suivre.

— C’est très indélicat de sa part. Mais assez exact, je dois l’admettre, répondit la femme, tandis qu’un sourire détendait ses traits pâles. Pour quelle raison pensez-vous que je vous ai fait venir ?

Khouri savait que, en dehors de toute autre considération, elle en avait trop vu pour retourner à la vie normale de la cité.

— Je suis une tueuse professionnelle. Manoukhian m’a vue travailler et m’a dit que j’étais à la hauteur de ma réputation. De là à en déduire, peut-être hâtivement, que vous avez quelqu’un à me faire éliminer…

— Excellent. Manoukhian vous a-t-il dit que ce ne serait pas un contrat comme les autres ?

— Il a fait allusion à une différence importante, en effet.

— Ça ne vous ennuie pas, j’espère ? demanda la Demoiselle en l’étudiant avec intensité. C’est une question intéressante, non ? Je suis bien consciente que, d’ordinaire, vos clients consentent à être éliminés avant que vous les expédiiez ad patres. Mais s’ils y consentent, c’est qu’ils ont la conviction d’arriver à vous échapper et qu’ils passeront le restant de leurs jours à s’en vanter. Quand vous les attrapez, je doute que la plupart d’entre eux se laissent faire docilement.

Khouri pensa à Taraschi.

— Généralement non, en effet. Ils ont plutôt tendance à me supplier de les épargner, à tenter de me soudoyer, ce genre de choses.

— Et ?

— Et je les tue quand même, répondit Khouri avec un haussement d’épaules.

— Professionnelle jusqu’au bout des ongles ! Vous avez été dans l’armée, Khouri ?

— Il y a longtemps, répondit-elle laconiquement, peu désireuse d’y penser en ce moment. Que savez-vous au juste de ce qui m’est arrivé ?

— J’en sais suffisamment. Je sais que votre mari, Fazil, était soldat, lui aussi, et que vous avez combattu ensemble au Bout du Ciel. C’est là qu’il s’est passé quelque chose. Une erreur administrative. Vous avez été mise à bord d’un vaisseau en partance pour Yellowstone. On ne s’est aperçu de l’erreur que lorsque vous vous êtes réveillée ici, vingt ans plus tard. Trop tard pour retourner au Bout du Ciel, même si vous aviez la preuve que Fazil est encore vivant. Le temps que vous le rejoigniez, il aurait eu quarante ans de plus.