— Vous comprenez maintenant pourquoi le fait d’être devenue une tueuse ne m’empêche pas spécialement de dormir.
— Non. J’imagine ce que vous pouvez ressentir. Vous ne devez rien à l’univers ni à ses habitants, et vous ne ferez de cadeau à personne.
Khouri déglutit.
— Écoutez, pour un boulot comme ça, vous n’avez pas besoin d’une ex-baroudeuse. Vous n’avez même pas besoin de moi. Je ne sais pas qui vous voulez éliminer, mais il y a des gens plus compétents que moi pour ça. Je veux dire, je suis bonne, techniquement – je ne loupe mon coup qu’une fois sur vingt. Or je connais des gens qui ne le loupent qu’une fois sur cinquante.
— C’est pour une autre raison que j’ai besoin de vous. J’ai besoin de quelqu’un qui soit prêt à quitter la ville. Et même à faire un très long voyage, ajouta la silhouette en indiquant le caisson cryogénique ouvert.
— Hors du système ?
— Oui, répondit la Demoiselle d’un ton patient, maternel, comme si elle avait répété ce dialogue des douzaines de fois. À vingt années-lumière d’ici, pour être tout à fait précise. C’est à cette distance que se trouve Resurgam.
— Jamais entendu parler.
— Le contraire me troublerait.
La Demoiselle tendit la main gauche et un petit globe apparut à quelques pouces au-dessus de sa paume : un monde d’une grisaille mortelle – pas d’océans, de fleuves ou de verdure. Deux calottes polaires glacées et un voile gazeux ténu, reconnaissable à un arc imperceptible, sur l’horizon, suggéraient seuls que ce n’était pas une lune stérile, dépourvue d’atmosphère.
— Ce n’est pas l’une des colonies les plus récentes. C’est tout juste si on peut appeler ça une colonie, en fait. Il n’y a que quelques minuscules avant-postes sur toute la planète. Jusqu’à une époque récente, Resurgam n’a eu aucune importance dans quelque domaine que ce soit. Et puis ça a changé.
La Demoiselle se tut et parut rassembler ses pensées, ou se demander ce qu’elle pouvait lui révéler à ce stade.
— Et puis quelqu’un est arrivé sur Resurgam. Un certain Sylveste.
— Ce n’est pas un nom très répandu.
— Vous connaissez donc l’importance de son clan sur Yellowstone. Bon. Ça simplifie énormément les choses. Vous n’aurez aucun mal à le retrouver.
— Le retrouver, et plus si affinités, hein ?
— Oh oui ! répondit la Demoiselle. Beaucoup, beaucoup plus.
Elle referma la main sur le globe et le broya, des filets de poussière coulant entre ses doigts.
4
Volyova débarqua de la navette du gobe-lumen et suivit le triumvir Hegazi dans le tunnel de sortie. Ils arrivèrent, par une enfilade de soufflets, au salon de transit, une sphère située au cœur du carrousel.
Tous les brins issus de l’hélice d’ADN humaine étaient représentés dans une valse stupéfiante de couleurs flottant en apesanteur. On aurait dit des poissons tropicaux pris d’une frénésie dévorante. Il y avait des Ultras, des Pirates du Ciel, des Conjoineurs, des Demarchistes, des négociants de la région, des usagers de l’intrasystème, des mécanos et un bel assortiment de parasites. Tous suivaient des trajectoires apparemment aléatoires, se frôlaient dangereusement et s’évitaient au dernier moment. Certains – quand leur architecture corporelle le permettait – étaient munis d’ailes diaphanes, cousues sous leurs manches ou fixées à même la peau. Les moins aventureux s’en sortaient à l’aide de discrets propulseurs d’appoint ou de petits tracteurs de location. Des cyborgs personnels naviguaient dans la foule, trimballant des bagages, des scaphandres spatiaux repliés. Des singes capucins ailés, en livrée, cherchaient leur pitance et fourraient leur butin dans leur poche marsupiale. Une musique chinoise obsédante tintait aux oreilles profanes de Volyova comme autant de carillons à vent volontairement dissonants. Yellowstone offrait à ce grouillement d’activité un fond brun jaunâtre, des milliers de kilomètres plus bas.
Arrivés au bout de la sphère de transit, Volyova et Hegazi traversèrent une membrane perméable à la matière et entrèrent dans la zone sous douanes, une autre sphère en apesanteur, aux parois hérissées d’armes autonomiques qui scannaient les nouveaux arrivants. L’espace central était occupé par des bulles transparentes de trois mètres de diamètre, fendues selon le plan équatorial. Ayant détecté leur approche, deux bulles planèrent dans leur direction et se refermèrent sur eux.
Dans celle de Volyova était suspendu un petit cyborg en forme de casque de kabuto japonais, sous lequel pendouillaient divers capteurs et dispositifs de lecture. Elle éprouva un picotement neural, comme si on avait délicatement réarrangé des fleurs dans sa tête : la chose la scannait.
— Je détecte des structures linguistiques russes, mais je détermine que le norte moderne est votre langue de référence. Cela vous conviendra-t-il pour le déroulement des procédures administratives ?
— Ça ira, répondit Volyova, piquée au vif.
Foutue saloperie, qui avait repéré que sa langue natale était complètement rouillée !
— Je poursuivrai donc en norte. En dehors des dispositifs de médiation cryosomniques, je ne décèle aucun implant cérébral ou système de modification perceptuelle exosomatique. Souhaitez-vous louer un implant avant la poursuite de cet entretien ?
— Non. Je voudrais juste un écran et un visage.
— Très bien.
Un visage se matérialisa sous le bord du casque. Un visage de femme blanche, vaguement mongoloïde, aux cheveux ras. Elle se dit que l’entité qui interrogeait Hegazi avait probablement adopté les traits d’un moustachu à la peau sombre et fortement chimérique – comme l’intéressé.
— Déclinez votre identité, dit la femme.
Volyova se présenta.
— Vous vous êtes rendue dans ce système pour la dernière fois en… Attendez un peu, fit le visage en baissant un instant les yeux. Il y a quatre-vingt-cinq ans, en 2461. Correct ?
Luttant contre tous ses instincts, Volyova se rapprocha de l’écran.
— Bien sûr que c’est correct. Vous êtes une simulation de niveau gamma. Maintenant, faites-moi grâce de ces simagrées et finissons-en. J’ai de la camelote à négocier et pour chaque seconde que vous me faites perdre, on va être obligés de payer le stationnement du bâtiment en orbite autour de cette merde de chien galeux qu’est votre planète !…
— Grossièreté dûment enregistrée, dit la femme en faisant mine de noter quelque chose, hors champ. Pour votre gouverne, les archives de Yellowstone sont très incomplètes par suite de la corruption des données consécutive à la peste. Je vous ai posé cette question afin de vérifier une information non validée. (Elle marqua une pause.) Au fait : je m’appelle Vavilov. Je grille ma dernière cigarette en finissant une tasse de café dégueulasse, dans un bureau ouvert à tous les vents où je fais des journées de dix plombes. Je suis là depuis huit heures, j’en ai encore deux à tirer. Si je ne refoule pas dix personnes aujourd’hui, mon boss pensera que je n’ai rien foutu, or, jusque-là, je n’en ai éjecté que cinq et je me demande comment je vais remplir mon quota, alors je vais vous donner un bon conseil : réfléchissez bien avant de vous permettre un nouvel écart de langage. (La femme tira sur sa cigarette et souffla la fumée en direction de Volyova.) Bon, je peux continuer ?