— Écoutez, je suis désolée… je pensais… bredouilla Volyova. Ce genre de tâche n’est pas confiée à des simus, chez vous ?
— Elle l’était, dans le temps, répondit la femme avec un soupir las. Mais l’ennui avec les simus, c’est qu’elles se laissent beaucoup trop facilement baratiner.
Volyova et Hegazi prirent, au centre du carrousel, un ascenseur gros comme une maison qui menait vers l’un des quatre rayons de la roue. Ils sentirent leur poids croître progressivement jusqu’à ce qu’ils arrivent à la circonférence. La gravité était celle de Yellowstone, voisine de la norme terrestre adoptée par les Ultras.
Le Carrousel de New Brasilia parcourait l’orbite de Yellowstone en quatre heures, selon une trajectoire sinueuse qui évitait la Ceinture de Rouille, la traînée de débris rouillés abandonnés là depuis la peste. C’était un carrousel en forme de roue – la configuration la plus fréquente – de dix kilomètres de diamètre. La bande périphérique de trente kilomètres sur onze cents mètres de largeur offrait un espace suffisant à toutes les activités humaines pensables et imaginables susceptibles de se dérouler dans un saupoudrage de villes, de petits hameaux, de jardins bonsaïs, et même de quelques forêts soigneusement paysagées. Des montagnes d’azur coiffées de neige avaient été sculptées, afin de donner une illusion de distance, sur les parois de la vallée entre lesquelles la bande était encaissée. La partie concave de la roue était couverte, à cinq cents mètres d’altitude, par une voûte incurvée, transparente, couturée de rails d’acier sur lesquels roulaient des nuages artificiels écumeux, dont les déplacements étaient chorégraphiés par ordinateur. En dehors du fait qu’ils simulaient un climat planétaire, ces nuages contribuaient à rompre les perspectives dérangeantes du monde incurvé. Volyova supposa qu’ils étaient réalistes, mais comme elle n’avait jamais vu de vrais nuages de ses propres yeux, au moins pas d’en dessous, elle ne pouvait en être tout à fait sûre.
L’ascenseur les déposa sur une terrasse située au-dessus de la communauté principale du carrousel, un capharnaüm de bâtiments agglutinés entre les parois abruptes d’une vallée. Rimtown, comme on l’appelait : la Ville du Tour. C’était un affreux amoncellement de styles architecturaux caractéristiques des différents occupants qui s’étaient succédé au cours de l’histoire de la roue. Une file de rickshaws attendait au niveau du sol. Le conducteur du premier buvait à même une boîte de jus de banane. Il la remit dans le support accroché au guidon de son engin pour prendre le bout de papier que lui tendait Hegazi, et sur lequel était écrite leur destination. Le type colla le papier devant ses yeux noirs, très rapprochés, émit un grognement approbateur, et ils se retrouvèrent dans la circulation erratique. C’était un grouillement de véhicules électriques et à pédales qui faisaient des embardées pour s’éviter les uns les autres, les piétons profitant de la moindre trouée pour plonger bravement entre les engins. Plus de la moitié de la population était composée d’Ultranautes, reconnaissables à leur pâleur, leur carcasse filiforme et leurs excroissances corporelles ostentatoires, mises en valeur par des tatouages, des bandelettes de cuir noir, une profusion de bijoux clinquants et d’emblèmes corporatistes. Rien à voir, cela dit, avec les chimériques extrémistes, et Hegazi faisait probablement partie des dix ou douze individus les plus outranciers du carrousel. La plupart portaient néanmoins la coiffure à la mode chez les Ultras, les grosses tresses indiquant le nombre de plongées en cryosomnie qu’ils avaient effectuées, et beaucoup arboraient des vêtements fendus pour révéler leurs prothèses. En regardant ces phénomènes, Volyova devait faire un effort pour se rappeler qu’ils appartenaient à la même espèce.
Les Ultras n’étaient évidemment pas la seule race de voyageurs de l’espace engendrée par l’humanité. Il y avait une forte représentation de Pirates du Ciel, au moins ici. C’étaient des habitants de l’espace, bien sûr, mais ils ne formaient pas l’équipage des vaisseaux interstellaires, et ils offraient un aspect très différent de celui des Ultras spectraux avec leurs dreadlocks et leur allure vieillotte. On voyait aussi des Écumeurs des Glaces, une variété de Pirates du Ciel psychomodifiés afin de supporter l’extrême isolement des ceintures de Kuiper, où ils travaillaient, et qui défendaient jalousement leur solitude. Les Branchis étaient des êtres humains adaptés à la vie aquatique qui respiraient de l’air liquide, capables de manœuvrer des vaisseaux à forte gravité sur de courtes distances. Ils constituaient un pourcentage appréciable de la police du système. Certains Branchis étaient tellement inadaptés à la respiration et à la locomotion terrestres qu’ils devaient se déplacer dans d’énormes réservoirs robotisés quand ils n’étaient pas en service.
El il y avait les Conjoineurs : des descendants d’un clan martien expérimental qui avaient procédé à l’émulation systématique de leur esprit, troquant leurs cellules contre des machines, jusqu’à ce qu’il leur arrive quelque chose d’aussi soudain que définitif. Ils avaient subitement accédé à un nouveau mode de conscience – ce qu’ils appelaient la Transillumination –, provoquant, au passage, une guerre aussi brève qu’abjecte. Les Conjoineurs étaient faciles à repérer dans la foule : ils avaient réussi depuis peu à se doter par génie génétique de belles et grandes crêtes veinées afin de dissiper la chaleur excessive induite par les furieuses machines qu’ils avaient dans le crâne. Ils étaient moins nombreux, ces temps-ci, de sorte qu’ils avaient tendance à attirer l’attention. D’autres races humaines – comme les Demarchistes, qui étaient depuis longtemps alliés aux Conjoineurs – avaient une conscience aiguë du fait que seuls les Conjoineurs savaient construire les moteurs qui propulsaient les gobe-lumens.
— Arrête-toi là, dit Hegazi.
Le rickshaw plongea vers le bord du trottoir, où des vieillards rabougris jouaient aux cartes et au mah-jong assis à des tables pliantes. Hegazi fourra un peu d’argent dans la paume grassouillette du conducteur et suivit Volyova sur le trottoir. Ils étaient arrivés devant un bar. La porte était surmontée par une enseigne holographique représentant un homme nu sortant de la mer, sur fond de vagues aux formes étranges, fantasmagoriques. Au-dessus de lui, une sphère noire planait dans le ciel.
— « Le Mystif et le Vélaire… » lut Volyova. Brr, ça fait bizarre.
— C’est là que tous les Ultras se retrouvent. Tu as intérêt à t’y faire.
— Très bien. Argument retenu. De toute façon, en y réfléchissant, je ne vois pas comment je pourrais me sentir chez moi dans un bar ultra.
— Ma pauvre Ilia ! Tu ne te sentiras jamais chez toi dans aucun endroit dépourvu de système de navigation et d’une méchante puissance de feu.
— Pour moi, c’est la définition même du bon sens.
Des jeunes beuglaient dans la rue, couverts de sueur et de ce que Volyova espéra n’être que de la bière renversée. Ils avaient dû faire une partie de bras de fer : l’un d’eux dorlotait une prothèse qui s’était détachée de son épaule tandis qu’un autre palpait un paquet de billets sans doute gagnés à l’intérieur. Ils arboraient les dreadlocks traditionnelles dénombrant leurs plongées en cryosomnie, et des tatouages rituels à effet de ciel étoilé qui procurèrent à Volyova un curieux sentiment d’envie, teinté de l’impression d’être un vieux croûton. Elle doutait que leurs préoccupations aillent beaucoup plus loin que leur prochain verre, un plumard, et l’endroit où trouver tout ça. Hegazi leur jeta un coup d’œil – il devait les intimider, malgré leurs ambitions chimériques, parce qu’il était difficile de dire quelles parties de lui n’étaient pas mécaniques.