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— Allez, Ilia, dit-il en fendant la foule. Souris et serre les dents.

On n’y voyait rien dans cette foutue taverne, et Volyova mit quelques instants à se repérer. À cause, aussi, des effets synergiques combinés du bruit – de la musique tripale burundi mêlée de sons qui auraient pu être produits par une gorge humaine – et des hallucinogènes aromatiques doux qui planaient dans la fumée à couper au couteau. Hegazi se dirigea vers une table miraculeusement libre, dans un coin, et elle le suivit avec un enthousiasme tout relatif.

— Tu veux t’asseoir ?

— Je n’ai pas trop le choix. Autant donner l’impression que nous nous tolérons mutuellement, ou les gens vont se poser des questions.

Hegazi secoua la tête en souriant.

— Il doit y avoir quelque chose qui me plaît chez toi, Ilia, sans quoi il y a des siècles que je t’aurais tuée.

Elle s’assit.

— Ne parle pas comme ça devant Sajaki. Il n’apprécie pas les menaces adressées aux membres du Triumvirat.

— Ce n’est pas moi qui ai un problème avec Sajaki, je te rappelle. Bon, qu’est-ce que tu prends ?

Hegazi commanda à boire – sa physiologie le lui permettait – et attendit que le système de livraison de la superstructure apporte leurs verres.

— Ça t’ennuie, hein, cette histoire avec Sudjic ?

— Bah, ne t’en fais pas, répondit Volyova en croisant les bras. Je suis de taille à me défendre. Et puis, j’aurai de la chance si j’arrive à lui mettre la main dessus avant que Sajaki ne lui règle son compte.

— Il te laissera peut-être des restes.

Leur commande arriva dans un petit nuage de plexiglas muni d’un couvercle, accroché à un chariot qui se déplaçait sur des rails fixés au plafond.

— Tu crois vraiment qu’il la tuerait ?

Volyova se jeta sur son verre, altérée par la poussière avalée pendant le trajet en rickshaw.

— Je crois qu’il serait capable de tous nous tuer, si tu veux savoir.

— Tu lui faisais confiance, avant. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

— Sajaki n’est plus le même depuis que le capitaine est retombé malade, fit-elle en regardant autour d’elle avec méfiance, comme si elle craignait que Sajaki ne soit à portée de voix. Tu savais qu’ils étaient allés voir les Mystifs ensemble ?

— Tu veux dire que les Mystifs auraient fait quelque chose à l’esprit de Sajaki ?

Elle repensa à l’homme nu sortant de l’océan des Mystifs.

— C’est ce qu’ils font, Hegazi.

— Oui, volontairement. Tu veux dire que Sajaki aurait choisi de devenir plus cruel ?

— Pas vraiment cruel. Il a une idée fixe. Cette histoire, avec le capitaine… fit-elle en secouant la tête. Elle est emblématique.

— Tu lui as parlé, récemment ?

Elle décrypta sa vraie question.

— Non. Je ne crois pas qu’il ait découvert celui qu’il cherchait. Mais nous le saurons sûrement bientôt.

— Et ta propre quête ?

— Je ne cherche pas un individu particulier. Je n’ai qu’une exigence : trouver quelqu’un qui soit plus sain d’esprit que Boris Nagorny. Ça ne devrait pas être trop difficile.

Elle parcourut du regard les clients du bar. Aucun n’avait l’air véritablement psychotique, mais ils n’étaient pas non plus spécialement du genre stable et équilibré.

— Enfin, je l’espère.

Hegazi alluma une cigarette et en proposa une à Volyova. Elle la prit avec reconnaissance et tira frénétiquement dessus pendant cinq bonnes minutes, jusqu’à ce qu’elle ressemble à une flammèche de matière fissile incluse dans des braises rougeoyantes. Elle nota mentalement de profiter de l’escale pour refaire le plein de cigarettes.

— De toute façon, mes recherches ne font que commencer, reprit-elle. Et je dois y aller en douceur.

— Tu veux dire, reprit Hegazi avec un sourire entendu, que tu ne diras pas aux candidats en quoi consiste le boulot que tu veux leur confier ?

— Bien sûr que non, fit Volyova avec un sourire torve.

La navette à coque de saphir à bord de laquelle il se trouvait n’avait pas eu beaucoup de chemin à faire : juste un saut de puce intra-orbital depuis l’habitat familial de Sylveste. Le trajet n’en avait pas été moins difficile à organiser pour autant. Calvin désapprouvait fortement le fait que son fils ait des contacts avec la chose qui résidait maintenant à la Fondation, comme si son esprit risquait de le contaminer par un processus mystérieux de résonance sympathique. Enfin, Sylveste avait vingt et un an. C’est lui qui décidait qui il voulait voir. Calvin pouvait aller au diable ou se cramer les neurones dans la dinguerie qu’il allait s’imposer, ainsi qu’à ses soixante-dix-neuf disciples… ce n’était pas lui qui dicterait à Sylveste le choix de ses relations.

Il dut se répéter, en voyant la FSEV apparaître à l’horizon, que rien de tout ça n’était réel. Ce n’était qu’un élément narratif de sa biographie. Pascale lui en avait remis l’ébauche et lui avait demandé ses commentaires. Et voilà qu’il revivait tout ça, cloîtré dans sa prison, sur Cuvier, mais se déplaçant comme un fantôme dans son propre passé, hantant sa propre jeunesse. Des souvenirs enfouis depuis longtemps affluaient sans qu’il les sollicite. Sa biographie, qui était encore loin d’être complète, devait être accessible par tous les moyens, de tous les points de vue, et selon divers degrés d’interactivité. Ce serait une chose à multiples facettes, complexe, assez détaillée pour qu’on puisse aisément passer plus d’une vie à explorer ne serait-ce qu’un aspect de son passé.

La FSEV avait pourtant l’air aussi réelle que dans ses souvenirs. La Fondation Sylveste pour les Études Vélaires était une structure en forme de roue qui remontait à la période Amerikano, bien qu’il n’y en ait pas un seul nanomètre cube qui n’ait été retransformé plusieurs fois au cours des siècles. Au moyeu de la roue étaient greffées deux demi-sphères grises pareilles à des champignons criblés d’interfaces d’accès et piquetés des modestes systèmes de défense autorisés par l’éthique demarchiste. Le pourtour de la roue était un conglomérat anarchique de modules vivants, de laboratoires, de bureaux, regroupés dans une matrice et reliés par un dédale inextricable de galeries et de tuyaux d’alimentation en collagène de requin, le tout noyé dans une masse chitineuse polymérisée.

— C’est vraiment excellent.

— Vous trouvez ? demanda Pascale d’une voix distante.

— C’était exactement comme ça, répondit Sylveste. C’est l’impression que j’avais quand j’y allais.

— Merci, mais… enfin, de rien ; ce n’était pas difficile. J’avais tous les documents nécessaires, comme les plans de la FSEV, et il y a même des gens à Cuvier qui ont connu votre père. Jannequin, par exemple. Non, la suite était plus compliquée, parce que nous n’avions pas beaucoup d’éléments, en dehors de ce que vous avez dit à votre retour.

— Je suis sûr que vous vous en êtes très bien tirée.

— Vous allez voir. Ça vient très vite, d’ailleurs.

La navette s’accoupla à l’interface d’arrivée. Les cyborgs qui assuraient la sécurité de la Fondation l’attendaient de l’autre côté du sas pour valider son identité.

— Calvin ne sera pas enthousiasmé, fit Gregori, le gardien de la Fondation. Enfin, il est trop tard pour vous renvoyer chez vous, maintenant.

Ils avaient effectué ce rituel deux ou trois fois au cours des derniers mois, Gregori se lavant régulièrement les mains des conséquences. Sylveste n’avait plus besoin qu’on l’escorte dans les galeries de collagène de requin jusqu’à l’endroit où ils le gardaient. Le… enfin, ça. La chose.

— Ne vous en faites pas, Gregori. Si mon père vous cherche des poux dans la tête, vous n’aurez qu’à lui dire que c’est moi qui vous ai obligé à me faire faire le tour.