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Gregori arqua les sourcils et les entoptiques syntonisées sur ses émotions exprimèrent son amusement.

— N’est-ce pas exactement ce que vous êtes en train de faire, Dan ?

— Je m’efforçais de rester dans un registre aimable.

— On ne peut plus futile, mon cher. Nous serions tous beaucoup plus heureux si vous vous contentiez de suivre l’exemple de votre père. Au moins, avec un bon régime totalitaire, on sait où on en est.

Ils marchèrent pendant vingt minutes dans les galeries, suivant une direction radiale qui les emmenait vers la périphérie. Ils traversèrent des laboratoires où des équipes de recherche – des êtres humains et des machines – se colletaient inlassablement avec l’énigme insondable des Voiles. La FSEV avait placé des stations de monitoring autour de tous les Voiles découverts jusqu’alors, mais l’essentiel des informations était traité et collationné autour de Yellowstone. C’est là que des théories élaborées étaient assemblées et mises à l’épreuve des faits, qui étaient minces, mais qu’on ne pouvait ignorer. Aucune théorie n’avait résisté plus de quelques années.

La chose que Sylveste était venu voir était gardée dans une annexe de haute sécurité située près du bord. L’endroit était spacieux, ce qui relevait de la générosité gratuite, rien ne garantissant que la chose était seulement en mesure d’apprécier l’attention. Et cette chose-là s’appelait Philip Lascaille.

Il n’avait plus beaucoup de visiteurs, à présent. Ç’avait été le défilé, au début, juste après son retour. Mais l’intérêt s’était amenuisé quand il était devenu évident qu’il ne pouvait rien dire, même de futile, à ses visiteurs. D’un autre côté, le fait que personne ne fasse plus attention à Lascaille pouvait tourner à l’avantage de Sylveste, qui l’avait vite compris. Il ne venait pas très souvent le voir – une ou deux fois par mois –, mais ça avait suffi pour permettre à une sorte de rapport de s’établir entre eux… entre lui et la chose que Lascaille était devenu.

L’antre de Lascaille donnait sur un jardin au ciel éternellement bleu – un ciel artificiel, peint en bleu cobalt. Une brise artificielle, elle aussi, jouait dans les carillons à vent accrochés aux branches tombantes des arbres qui entouraient le jardin.

C’était un jardin paysagé, un véritable dédale de sentiers, de rocailles, de buttes, de treilles et de mares où nageaient des poissons rouges. Sylveste mettait toujours une minute ou deux à trouver Lascaille. Il était généralement nu ou à demi-nu, assez sale, les doigts tachés par les couleurs d’arc-en-ciel de ses craies ou de ses fusains. Sylveste savait qu’il chauffait quand il voyait, sur le sentier de pierre, soit un schéma symétrique complexe, soit une tentative apparente d’imitation de calligraphie chinoise ou sanscrite, dont l’auteur ne connaissait manifestement pas un seul caractère. D’autres fois, les dessins que Lascaille traçait sur le sentier évoquaient des symboles d’algèbre booléenne ou rappelaient le langage des signes.

À partir de ce moment-là, Sylveste savait qu’il n’allait pas tarder à tomber, à un détour du chemin, sur Lascaille en train de faire un nouveau dessin ou d’effacer minutieusement celui qu’il venait de tracer. Il était totalement concentré, les traits crispés, tous les muscles tendus par la rigueur de la tâche qu’il s’imposait, et qu’il effectuait dans un silence complet, seulement troublé par le tintement des carillons, le murmure de l’eau, le crissement de la craie ou du fusain sur la pierre.

Sylveste attendait souvent des heures que Lascaille remarque sa présence, reconnaissance qui se bornait généralement au fait qu’il tournait brièvement le visage vers lui avant de reprendre son activité. Mais à cet instant, c’était chaque fois la même chose : le rictus s’adoucissait et laissait place à un sourire fugitif. De fierté, d’amusement ou d’une chose qui passait complètement la compréhension de Sylveste.

Puis Lascaille retournait à ses craies ; et rien ne pouvait laisser penser que c’était le seul homme, le seul être vivant qui ait jamais effleuré la surface d’un Voile et en soit revenu vivant.

— De toute façon, reprit Volyova en finissant son verre, je ne m’attends pas à ce que ce soit facile, mais je n’ai aucun doute : je trouverai une recrue, tôt ou tard. J’ai commencé à passer des annonces, en communiquant notre destination prévue. En ce qui concerne le poste, je précise seulement qu’il exige la présence d’implants.

— Tu ne vas quand même pas prendre le premier venu ? objecta Hegazi.

— Bien sûr que non. Les candidats ne s’en rendront pas compte, mais je fouillerai leur passé et je choisirai quelqu’un qui aura une expérience militaire d’une sorte ou d’une autre. Je ne veux pas d’un gars qui risque de craquer au moindre problème, ou incapable de se plier à la discipline.

Elle commençait à se détendre, à oublier la pénible histoire avec Nagorny. Sur la scène, une fille s’escrimait à tirer d’un teeconax d’or une interminable spirale de ragas carnatiques. Volyova n’avait jamais aimé la musique, mais celle-ci avait quelque chose de mathématique, d’ensorcelant, qui eut, un instant, raison de ses préjugés.

— Je suis confiante, poursuivit-elle. Ça va marcher. Le seul problème, c’est Sajaki.

Hegazi eut un mouvement de menton en direction de la porte. Volyova plissa les paupières. Un homme était planté là, un grand gaillard majestueux qui se découpait en ombre chinoise sur le rectangle de lumière vive. Il portait un long manteau noir, et les reflets sur son casque faisaient comme un halo autour de sa tête. Sa silhouette était barrée en diagonale par un long bâton lisse qu’il tenait à deux mains.

Le Komuso s’avança dans l’obscurité ; la chose qui ressemblait à un bâton était un shakuhachi de bambou : l’instrument de musique traditionnel des prêtres mendiants zen. Il le rengaina prestement, comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie, dans un fourreau dissimulé entre les plis de sa cape, et ôta son casque d’osier avec une lenteur impériale, mais son visage resta indistinct dans la pénombre. Il avait les cheveux gominés, attachés sur la nuque en une petite queue recourbée comme une faux. Ses yeux étaient invisibles derrière de fines lunettes d’assassin dont les verres à facettes, sensibles aux infrarouges, réfléchissaient vaguement la maigre lumière.

La musique s’arrêta net et la fille au teeconax disparut magiquement de la scène.

— Ils croient que c’est une descente de police, souffla Hegazi dans la taverne où l’on aurait maintenant entendu voler une mouche. Les flics du coin envoient des épouvantails dans son genre quand ils ne veulent pas se salir les mains.

Le Komuso balaya la salle du regard, et ses yeux de mouche repérèrent Hegazi et Volyova. Sa tête semblait se mouvoir indépendamment du reste de son corps comme celle d’une espèce de chouette. Il s’approcha d’eux dans un grand envol de cape. Il donnait l’impression de glisser plus qu’il ne marchait. D’un coup de pied désinvolte, Hegazi expédia vers lui un tabouret qui se trouvait sous la table.

— Ravi de te voir, Sajaki, dit-il en tirant nonchalamment sur sa cigarette.

Sajaki laissa tomber son casque d’osier à côté de leurs verres, enleva ses lunettes, déposa sa grande carcasse sur le siège libre et se tourna avec indifférence vers la salle. Il fit mine de porter un verre à ses lèvres comme pour inciter les gens à s’occuper de leurs oignons moyennant quoi il se mêlerait de ses propres affaires. Peu à peu, les conversations reprirent, mais tout le monde tenait les trois personnages à l’œil.

— J’aurais bien voulu que les circonstances méritent qu’on porte un toast, déclara Sajaki.