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— Pourquoi, ce n’est pas le cas ? demanda Hegazi, l’air aussi abattu que le permettaient les modifications extensives de son visage.

— Pas vraiment.

Sajaki examina les verres vides sur la table, prit celui de Volyova et avala les dernières gouttes qu’il contenait.

— J’ai fait ma petite enquête, discrètement, comme vous pouvez le déduire de ma tenue. Sylveste n’est pas là. Il a quitté le système. En fait, il y a près de cinquante ans qu’il est parti.

— Cinquante ans ? fit Hegazi avec un sifflement admiratif.

— La piste est plutôt froide, commenta Volyova en se gardant de tout triomphalisme.

Elle avait toujours su que le risque existait. Sajaki avait donné l’ordre de diriger le gobe-lumen vers le système de Yellowstone en se basant sur les meilleures informations disponibles à l’époque. Mais il y avait des dizaines d’années de ça, et l’information datait elle-même de plusieurs dizaines d’années quand ils l’avaient reçue.

— Oui, dit Sajaki. Mais pas autant que vous pourriez le croire. Je sais exactement où il est allé, et il n’y a pas de raison de penser qu’il en soit reparti.

— Et où serait-il ? demanda Volyova en proie à un affreux sentiment d’accablement.

— Une planète appelée Resurgam, répondit Sajaki en reposant le verre de Volyova sur la table. Ce n’est pas tout près. Mais je crains, chers collègues, que ce ne soit notre prochaine destination.

Il se replongea dans son passé.

Un passé plus lointain encore. Il avait douze ans. Les retours en arrière de Pascale n’étaient pas chronologiques. La biographie était construite sans égard pour les subtilités du temps linéaire. Au début, il fut désorienté, et pourtant il était le seul être vivant de l’univers qui n’aurait pas dû être perdu dans sa propre histoire. Puis la confusion laissa lentement place à la conviction que c’était la seule façon de procéder ; qu’il était juste de traiter son passé comme une mosaïque incohérente d’événements interchangeables ; un poème surréaliste aux interprétations innombrables, toutes aussi légitimes les unes que les autres.

C’était en 2373. Quelques dizaines d’années à peine après la découverte du premier Voile par Bernsdottir. L’étude du mystère avait suscité des pans entiers d’études universitaires et donné naissance à des douzaines d’agences gouvernementales et autres officines de recherches privées. La FSEV n’était que l’une de ces organisations, mais il se trouvait aussi qu’elle était financée par l’une des familles les plus fortunées et les plus puissantes de la bulle humaine dans son intégralité. Et quand l’opportunité se présenta, ce ne fut pas grâce aux actions concertées des grandes organisations scientifiques, mais à la folie obstinée et désordonnée d’un seul homme.

Cet homme était Philip Lascaille.

Il était chercheur à la FSEV et travaillait dans l’une des stations permanentes près de ce qui s’appelait maintenant le Voile de Lascaille, dans le trans-secteur de Tau Ceti. Lascaille faisait aussi partie d’une équipe permanente qui se tenait prête à partir pour le Voile, au cas où l’on aurait eu besoin d’y envoyer des délégués humains, ce que personne n’envisageait très sérieusement. Mais il y avait des délégués, et un vaisseau prêt à leur faire parcourir les cinq cents millions de kilomètres qui les séparaient de la frontière, si l’invitation arrivait jamais.

Lascaille avait décidé de ne pas l’attendre.

Il avait pris, tout seul, le vaisseau de contact de la FSEV. Le temps que quelqu’un comprenne ce qui se passait, il était beaucoup trop tard pour l’arrêter. Il existait une commande de destruction à distance, mais son utilisation aurait pu être interprétée par le Voile comme une agression, et personne n’avait envie de prendre ce risque. On avait décidé de laisser les choses suivre leur cours. Personne ne s’attendait sérieusement à ce que Lascaille revienne de là vivant. Et bien qu’il soit revenu, et en vie, les sceptiques avaient raison, en un certain sens, parce que son esprit n’était pas revenu avec lui.

Lascaille était allé très près du Voile avant qu’une force ne l’en rejette, à quelques dizaines de kilomètres seulement de la surface, bien qu’à cette distance il soit difficile de dire où finissait l’espace et où commençait le Voile. Personne ne doutait qu’il s’en soit davantage rapproché que n’importe quel être humain, ou que n’importe quel être vivant tout court.

Mais il l’avait payé horriblement cher.

Il n’en était pas revenu entier ; il y avait laissé l’essentiel de lui-même. Contrairement à ceux qui l’avaient précédé, il n’avait pas été physiquement broyé et lacéré par des forces incompréhensibles. Mais ce qui était arrivé à son cerveau semblait tout aussi irrémédiable. Il ne restait rien de sa personnalité, en dehors de quelques traces résiduelles qui ne faisaient que souligner le quasi-anéantissement de tout le reste. Il avait conservé les fonctions cérébrales nécessaires pour rester en vie sans assistance respiratoire, et son contrôle moteur semblait rigoureusement intact. Mais son intelligence avait été oblitérée. Il donnait l’impression de ne plus percevoir que des bribes de son environnement, et d’une façon rudimentaire. Avait-il la moindre notion de ce qui lui était arrivé, avait-il seulement conscience du passage du temps ? Était-il encore capable de mémoriser les expériences nouvelles ou de se remémorer celles qui lui étaient advenues avant son expédition dans le Voile ? Rien ne permettait de le penser. Il conservait la faculté de vocaliser, mais s’il articulait parfois des mots intelligibles, ou même des fragments de phrase, rien de tout cela n’avait le moindre sens.

Philip Lascaille – ou ce qui restait de lui – avait été renvoyé dans le système de Yellowstone, puis à la FSEV, où médecins et spécialistes de tout poil avaient tenté, sans succès, de comprendre ce qui avait pu lui arriver. Finalement, en désespoir de cause plus que par logique, ils avaient échafaudé une théorie selon laquelle l’espace-temps fractal restructuré autour du Voile n’avait pas supporté la densité d’information de son cerveau. Si la structure moléculaire de son corps n’avait pas été notablement affectée lors de la traversée, son esprit avait été randomisé au niveau quantique. C’était comme un texte qui, traduit par un logiciel de traduction automatique, aurait perdu à peu près tout son sens et aurait été retraduit par le même moyen dans sa langue de départ.

Lascaille n’avait pourtant pas été le dernier à tenter cette mission suicide. Un culte était né autour de lui, fondé principalement sur l’idée que, malgré ses signes extérieurs de démence, le passage à proximité du Voile lui avait valu d’entrevoir le Nirvana. Une ou deux fois par décennie, quelqu’un tentait de suivre Lascaille dans l’un ou l’autre des Voiles connus. Le résultat était désespérément constant et ne pouvait en aucune façon être considéré comme une amélioration du sort que Lascaille lui-même avait connu. Les plus chanceux revenaient à moitié fous. Les autres ne réapparaissaient jamais, ou dans des vaisseaux tellement endommagés que leurs restes évoquaient une bouillie saumon.

Si le culte de Lascaille prospérait, les gens avaient vite oublié l’homme lui-même. Peut-être la réalité baveuse, bredouillante, de son existence était-elle un tantinet trop inconfortable.

Mais Sylveste n’avait jamais oublié. Au contraire. Il n’avait plus qu’une obsession : lui extorquer une dernière vérité vitale. Ses relations familiales lui permettaient d’approcher Lascaille quand il voulait – pourvu qu’il ignore les avertissements de Calvin. Il avait pris l’habitude de lui rendre visite et de regarder avec une patience infinie Lascaille faire ses petits dessins par terre, attendant, guettant l’indice unique, fugitif, que le malheureux finirait par lui révéler, il le savait.