En fin de compte, il lui livra plus qu’un indice.
Sylveste n’aurait su dire depuis combien de temps il l’observait, ce jour-là, quand sa persévérance avait finalement été récompensée. Il s’efforçait de se concentrer sur Lascaille, de l’examiner avec une attention sans faille, mais ça lui était de plus en plus difficile. C’était comme quand on regarde une longue série de peintures abstraites : on a beau essayer de se concentrer, l’attention finit inévitablement par s’émousser. Lascaille en était au troisième ou quatrième de ses six ou sept mandalas de la journée. Il dessinait à la craie par terre avec la même ferveur, la même concentration qu’il mettait à tracer chacun de ses traits.
Lorsque, sans prévenir, il s’était tourné vers Sylveste et avait dit avec une parfaite clarté :
— Les Mystifs offrent la clé, docteur.
Sylveste avait été trop choqué pour répondre.
— C’est ce qui m’a été expliqué, continua Lascaille avec vivacité, quand j’étais dans l’Espace de la Révélation.
Sylveste s’obligea à hocher la tête avec tout le naturel dont il était capable. Une partie encore calme de son esprit reconnut la phrase que Lascaille avait prononcée. Pour ce que l’on en savait, Lascaille voulait parler de la limite du Voile – « l’espace » dans lequel il avait été gratifié de certaines « révélations » trop abstruses pour être rapportées.
Et voilà que sa langue semblait s’être déliée.
— Il fut un temps où les Vélaires voyageaient entre les étoiles, poursuivit Lascaille. À peu près comme nous le faisons nous-mêmes, sauf que c’était une espèce antique et qui connaissait le voyage stellaire depuis des millions et des millions d’années. Ils étaient rigoureusement non humains, vous savez.
Il s’interrompit pour troquer sa craie bleue contre une rouge, qu’il coinça entre ses orteils afin de poursuivre son travail sur le mandala. En même temps, avec sa main – maintenant libérée de cette tâche –, il commença à dessiner quelque chose sur un coin du sol adjacent : une créature caparaçonnée, épineuse, à la symétrie douteuse, dotée de plusieurs membres tentaculaires. On n’aurait vraiment pas dit un représentant d’une civilisation non humaine qui connaissait le voyage dans l’espace mais plutôt une chose qui aurait clapoté et suinté hors du lit d’un océan précambrien. C’était l’archétype de la monstruosité.
— C’est un Vélaire ? fit Sylveste avec un frisson d’anticipation. Vous en avez rencontré ?
— Non. Je ne suis jamais véritablement entré dans le Voile, répondit Lascaille. Mais ils ont communiqué avec moi. Ils se sont révélés à mon esprit ; ils ont partagé avec moi une grande partie de leur histoire et de leur nature.
Sylveste détourna son regard de la créature de cauchemar.
— À quel moment les Mystifs interviennent-ils dedans ?
— Les Schèmes Mystifs sont là depuis longtemps. On en trouve sur de nombreux mondes. Toutes les civilisations qui voyagent dans les étoiles, dans ce secteur de la galaxie, en rencontrent tôt ou tard. Comme nous, reprit Lascaille en tapotant son dessin. Les Vélaires ont fait pareil, mais beaucoup plus tôt. Vous comprenez ce que je dis, docteur ?
— Oui… répondit-il (et il le pensait). Enfin, les mots, mais pas le sens.
Lascaille eut un sourire.
— Celui – ou ce – qui rend visite aux Mystifs entre dans leur mémoire. En totalité, jusqu’à la dernière cellule. Jusqu’à la dernière connexion synaptique. C’est ça, les Mystifs. Un vaste système d’archivage biologique.
Ce qui était assez vrai, Sylveste le savait. Les êtres humains ne comprenaient pas grand-chose aux Mystifs, à leurs fonctions, à leurs origines. Mais ce qui était apparu clairement, depuis le début ou à peu près, c’était que les Mystifs étaient capables d’entreposer les personnalités humaines dans leur matrice océanique, de sorte que quiconque nageait dans la mer des Mystifs y était dissous et reconstitué, parvenant à une forme d’immortalité. Par la suite, ces schémas pouvaient être à nouveau reformés, temporairement imprimés dans l’esprit d’un autre être humain. Le processus était boueux, biologique, et les schémas entreposés étaient contaminés par des millions d’autres, chacun influençant subtilement l’autre. Dès les tout débuts de l’exploration Mystif, il était évident que l’océan avait entreposé des schémas de pensée non humains ; des indices d’altérité suintaient dans les pensées des nageurs – mais ces impressions étaient toujours restées indistinctes.
— Les Mystifs avaient donc gardé les Vélaires en mémoire, fit Sylveste. Mais à quoi bon ?
— Oh, ça pourrait être beaucoup plus utile que vous ne le pensez. Les Vélaires ont peut-être l’air non humains, mais la structure fondamentale de leur esprit n’est pas complètement différente des nôtres. Ignorez le schéma corporel et dites-vous que ce sont des créatures sociales dotées d’un langage verbal et d’un environnement perceptuel comparables. Dans une certaine mesure, un être humain pourrait être amené à penser comme un Vélaire sans devenir complètement non humain. (Il regarda à nouveau Sylveste.) Les Mystifs auraient la faculté d’instiller une transformation neurale vélaire dans le néocortex d’un être humain.
Cette pensée avait de quoi donner le frisson : aboutir au contact non point en rencontrant l’autre mais en le devenant. Si c’était bien ce que voulait dire Lascaille.
— Et à quoi cela nous servirait-il ?
— Ça empêcherait le Voile de vous tuer.
— Je ne vous suis pas.
— Comprenez que le Voile est une structure protectrice. Ce qui se trouve à l’intérieur n’est pas… seulement les Vélaires proprement dits, mais des technologies trop puissantes pour qu’on les laisse tomber entre de mauvaises mains. Pendant des millions d’années, les Vélaires ont passé la galaxie au peigne fin à la recherche des dangers laissés derrière eux par des civilisations éteintes – des choses que je n’oserais même pas vous décrire. Des choses qui avaient jadis peut-être été au service du bien, créées avec les meilleures intentions du monde, mais qui pouvaient aussi être utilisées comme des armes dotées d’un potentiel de destruction phénoménal. Des techniques, des technologies que seules pouvaient déployer des civilisations hyper-développées : des moyens de manipuler l’espace-temps ou de dépasser la vitesse de la lumière… des choses que l’esprit humain ne peut, au sens propre du terme, appréhender.
Sylveste se demanda si c’était véritablement le cas.
— Alors, que seraient les Voiles ? Des coffres au trésor, dont seules les races les plus évoluées auraient les clés ?
— Plus que ça. Ils se défendent contre les envahisseurs. La limite du Voile est quasiment vivante. Elle répond aux schémas de pensée de ceux qui pénètrent à l’intérieur. Si le schéma ne ressemble pas à celui des Vélaires… le voile réagit. Il modifie localement l’espace-temps, le courbant, y créant des tourbillons vicieux, des tensions gravitationnelles déchirantes. Il vous écartèle, docteur. Mais ceux qui ont la structure mentale voulue… le Voile les laisse passer ; il les guide vers le cœur, dans une poche de calme, il les protège.
Sylveste comprit que les implications étaient renversantes. Si on pensait comme un Vélaire, on pouvait franchir la ligne de défense… pénétrer dans le cœur étincelant du coffre au trésor. Et si l’être humain n’était pas suffisamment évolué, selon les critères vélaires, pour contempler ce trésor ? S’il était assez intelligent pour fracturer le coffre, ne pouvait-on dire qu’il avait gagné le droit de prendre ce qu’il avait trouvé ? D’après Lascaille, les Vélaires avaient assumé le rôle de matrone galactique quand l’homme sécrétait ces technologies mortelles… mais qui leur avait demandé de le faire ? C’est alors qu’une autre question se présenta à son esprit :