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— Pourquoi vous ont-ils laissé savoir cela si ce qui se trouvait dans les Voiles devait être protégé à tout prix ?

— Je ne sais pas si c’était intentionnel. Il se peut que la limite environnante du Voile qui porte mon nom ait eu une défaillance passagère et ne m’ait pas identifié comme étranger. Peut-être était-il endommagé, ou peut-être que mon… que ma structure mentale l’a abusé. À partir du moment où j’ai commencé à pénétrer dans le Voile, le flux d’informations s’est amorcé entre nous. C’est comme ça que j’ai appris toutes ces choses ; ce qu’il y avait dans le Voile, comment ses défenses pouvaient être détournées. C’est un truc que les machines ne peuvent pas apprendre, vous comprenez. (Cette dernière remarque semblait venir de nulle part ; l’espace d’un instant, elle plana entre eux, mais Lascaille poursuivit :) Et puis le Voile a dû soupçonner que j’étais étranger. Il m’a rejeté, renvoyé dans l’espace.

— Pourquoi ne s’est-il pas contenté de vous tuer ?

— Peut-être ne se fiait-il pas complètement à son jugement… Dans l’Espace de la Révélation, j’ai senti le doute. D’immenses controverses prenaient place autour de moi, à une vitesse supérieure à celle de la pensée. À la fin, la prudence a dû l’emporter.

Autre question – une question qu’il avait envie de poser depuis que Lascaille avait commencé à parler :

— Pourquoi avez-vous attendu jusqu’à maintenant pour dire ces choses ?

— Je vous prie d’excuser mes réticences antérieures. Mais je devais d’abord digérer les informations que les Vélaires avaient placées dans mon esprit. Les choses devaient se passer selon leurs termes, et non selon les nôtres, vous comprenez.

Il hésita, apparemment obnubilé par une tache de craie qui déparait la pureté mathématique de son mandala. Il humecta son doigt et l’effaça.

— C’était la partie facile. Ensuite, il a fallu que je me rappelle comment les êtres humains communiquent. (Il leva sur Sylveste son regard animal, voilé par une touffe de cheveux hirsutes digne d’un homme des cavernes.) Vous avez été gentil avec moi, pas comme les autres. Vous avez eu de la patience. J’ai pensé que ça pourrait vous aider.

Sylveste sentit que cette fenêtre de lucidité pourrait bientôt se refermer.

— Comment exactement peut-on persuader les Mystifs d’imprimer le schéma de conscience vélaire ?

— Ça, c’est ce qu’il y a de plus facile, répéta Lascaille avec un hochement de tête en regardant son dessin à la craie. Mémorisez ce dessin et conservez-le en mémoire quand vous nagerez.

— C’est tout ?

— Ça suffira. La représentation interne de ce motif dans votre esprit éclairera les Mystifs sur vos besoins. Vous avez intérêt à leur apporter un cadeau, évidemment. Ils ne font pas pour rien une chose de cette importance.

— Un cadeau ?

Sylveste se demandait quel genre de cadeau on pouvait bien offrir à une entité qui ressemblait à une île flottante composée d’algues et de varech.

— Vous trouverez bien quelque chose. Quoi que ce soit, faites en sorte que ce soit riche d’informations. Sinon, vous risquez de les ennuyer. Et ce ne serait pas souhaitable.

Sylveste avait bien d’autres questions à lui poser, mais Lascaille ne s’intéressait déjà plus qu’à ses dessins.

— C’est tout ce que j’ai à dire, conclut-il.

Et ça se révéla être le cas.

Lascaille ne reparla plus jamais à Sylveste. Ni à personne d’autre, d’ailleurs. Un mois plus tard, on le retrouvait mort, noyé dans la mare.

— Ohé ! appela Khouri. Il y a quelqu’un ?

Elle était réveillée, c’est tout ce qu’elle savait. Et pas d’un somme, mais de quelque chose de beaucoup plus profond, plus long et plus froid. Une plongée en cryosomnie, sans doute – ce n’était pas le genre de chose qu’on oubliait, et elle avait déjà vécu cette sensation, du côté de Yellowstone. Les signes physiologiques et nerveux étaient exactement ceux-là. Il n’y avait pas trace de caisson cryogénique ; elle était allongée, tout habillée, sur un canapé, mais on avait très bien pu la déplacer avant qu’elle ait complètement repris conscience. D’un autre côté, qui aurait pu faire ça ? Et où était-elle ? C’était comme si quelqu’un avait lancé une grenade dans sa mémoire, la pulvérisant. Maintenant, l’endroit où elle se trouvait lui disait bien quelque chose, et cette impression était agaçante.

Un couloir, mais chez qui ? Et toutes ces sculptures hideuses… Soit elle était passée devant ces choses quelques heures plus tôt, soit c’étaient des ferments récessifs de son imagination remontés des profondeurs de son enfance. Des horreurs de jardin d’enfant. Leurs formes convulsées, acérées, calcinées, la dominaient de toute sa hauteur, projetant des ombres démoniaques. Elle déduisit, encore un peu vaseuse, que ces choses devaient s’assembler d’une façon ou d’une autre, ou qu’elles l’avaient jadis fait, même si elles étaient trop tordues et déformées pour ça à présent.

Un bruit de pas incertains se fit entendre, à l’autre bout de la salle.

Elle tourna la tête pour voir approcher le nouveau venu, mais elle avait la nuque plus raide qu’un bout de bois pétrifié. Des années d’expérience lui avaient appris que le reste de son corps ne vaudrait guère mieux après la plongée en cryosomnie.

L’homme s’arrêta à quelques pas d’elle. Dans la lueur crépusculaire qui baignait la pièce, elle avait du mal à distinguer ses traits, mais la mâchoire forte lui disait quelque chose. Elle avait connu cet homme, des années auparavant.

— C’est moi, dit-il d’une voix flegmatique, humide. Manoukhian. La Demoiselle s’est dit que vous aimeriez voir un visage connu à votre réveil.

Ces noms lui disaient vaguement quelque chose, mais quoi au juste ? Elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

— Que s’est-il passé ?

— C’est simple. Elle vous a fait une proposition que vous ne pouviez pas refuser.

— J’ai dormi longtemps ?

— Vingt-deux ans, répondit Manoukhian en lui tendant la main. Bon, si nous allions voir la Demoiselle ?

Sylveste se réveilla devant une muraille noire qui dévorait la moitié du ciel – un noir si absolu qu’on aurait dit une négation de l’existence même. Il ne l’avait jamais remarqué auparavant, mais il voyait à présent – ou il pensait voir – que les ténèbres ordinaires entre les étoiles brillaient en fait d’une lueur laiteuse intrinsèque. Mais il n’y avait pas d’étoiles dans le vide circulaire qu’était le Voile de Lascaille ; aucune source lumineuse, quelle qu’elle soit, pas de photons arrivant d’un endroit quelconque du spectre électromagnétique détectable. Aucun neutrino d’aucune saveur que ce soit, pas de particules, exotiques ou autres. Pas d’ondes gravifiques, de champ électrostatique, ou magnétique, pas même le doux murmure des radiations de Hawking qui, si l’on en croyait les rares théories existantes sur la mécanique vélaire, auraient dû suinter de la frontière, réfléchissant la température entropique de la surface.

Aucune de ces choses ne se produisait. La seule chose que faisait un Voile – pour autant qu’on ait jamais pu le dire – était d’obstruer radicalement toutes les formes de radiations qui tentaient de le traverser. Ah, et puis, bien sûr, il déchiquetait tout objet qui osait le frôler de trop près.

Ils l’avaient tiré de son caisson cryogénique, et il se sentait vaseux, comme toujours après un réveil subit. En même temps, il était encore assez jeune pour en digérer les effets : son âge physiologique n’était que de trente-trois ans, bien qu’il ait vu le jour depuis plus de soixante années.