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— Je vais… je vais bien ? réussit-il à dire aux médics qui l’avaient réveillé.

En réalité, il était captivé par le néant qui s’étendait de l’autre côté de la vitre de la station. Il avait l’impression de regarder dans la noire contrepartie d’une tempête de neige.

— C’est presque fini, annonça le médic le plus proche de lui en jetant un coup d’œil aux relevés des encéphalos qui défilaient dans le vide, s’imprégnant des données à petits coups silencieux de son stylo sur sa lèvre inférieure. Mais Valdez a jeté l’éponge. Ça veut dire que Lefèvre est en première ligne. Vous pensez que vous pourrez travailler avec elle ?

— Il est un peu tard pour en douter, non ?

— C’est une blague. Dan. Bon, de quoi vous souvenez-vous ? L’amnésie du réveil est la seule chose que je n’ai pas mesurée.

Ça aurait pu passer pour une question stupide, mais, à la seconde où il interrogea sa mémoire, il se rendit compte qu’elle répondait mollement, comme le système de recherche de documents d’une bureaucratie inefficace.

— Vous vous souvenez de Spindrift ? demanda le médico, un peu préoccupé. Il est vital que vous vous souveniez de Spindrift…

Il s’en souvenait, en effet, mais, l’espace d’un instant, il ne put relier ce souvenir à aucun autre. La dernière chose dont il se rappelait qui n’ait pas disparu en fumée, c’était Yellowstone. Ils en étaient partis douze ans après les Quatre-vingts et la mort corporelle de Calvin. Douze ans après que Sylveste eut parlé à Philip Lascaille et que celui-ci se fut noyé, ayant apparemment rempli son but.

L’expédition était petite, mais bien équipée – un équipage de gobe-lumen partiellement chimérique, des Ultranautes qui se mélangeaient rarement avec les autres êtres humains ; vingt savants pour la plupart issus de la FSEV et quatre délégués de contact vélaire.

Leur objectif était le Voile de Lascaille, mais ce n’était pas leur destination première. Sylveste avait retenu les paroles de Lascaille : les Schèmes Mystifs étaient vitaux pour le succès de la mission. Ils devaient d’abord aller les voir, et leur monde se trouvait à des dizaines d’années-lumière du Voile. Sylveste n’avait qu’une faible idée de ce qui l’attendait. Mais si fruste qu’il puisse paraître, il se fiait au conseil de Lascaille. L’homme n’aurait pas brisé son silence pour rien.

Les Mystifs constituaient un objet de curiosité depuis plus d’un siècle. Ils étaient présents sur un certain nombre de mondes océaniques, c’est-à-dire intégralement entourés d’eau. Les Mystifs étaient une conscience biochimique présente dans tous ces océans, composée de trillions de micro-organismes qui interréagissaient les uns avec les autres, organisés en amas gros comme des îles. Tous les mondes mystifs se caractérisaient par leur activité tectonique. D’après la théorie, les Mystifs tiraient leur énergie d’évents hydrothermaux sous-marins dont la chaleur était convertie en énergie bio-électrique et transférée vers la surface par l’intermédiaire de filaments organiques supraconducteurs plongeant à des kilomètres de profondeur dans le froid mortel. La finalité des Mystifs – en supposant qu’ils en aient une – demeurait complètement inconnue. Il était clair qu’ils avaient la faculté d’effectuer la médiation entre les biosphères des mondes dans lesquels ils avaient essaimé, agissant comme une masse unique de phytoplancton intelligent – mais on ignorait si ce n’était pas secondaire par rapport à une fonction cachée, plus élevée. Ce qu’on savait – sans trop le comprendre, encore une fois – c’était que les Mystifs avaient la capacité d’emmagasiner et de retrouver les informations, fonctionnant comme un réseau neural unique, à l’échelle planétaire. Ces informations étaient stockées à de nombreux niveaux, depuis les réseaux de connectivité grossiers des filaments qui flottaient à la surface, jusqu’aux brins d’ARN qui planaient librement. Il était impossible de dire où commençaient les océans et où finissaient les Mystifs, de même qu’on ignorait si chaque monde hébergeait des myriades de Mystifs ou un seul individu arbitrairement distendu, les îles elles-mêmes étant reliées par des ponts organiques. C’étaient des dépôts d’informations vivants, à l’échelle d’un monde ; d’énormes éponges informationnelles. Presque tout ce qui entrait dans un océan mystif était vrillé par des filaments microscopiques, partiellement dissous, jusqu’à ce que ses propriétés structurelles et chimiques aient été révélées, informations qui étaient ensuite transmises dans l’entrepôt biochimique de l’océan proprement dit. Ainsi que l’avait dit Lascaille, les Mystifs pouvaient imprimer ces schémas aussi bien que les encoder. On supposait que ces schémas incluaient les mentalités d’autres espèces qui étaient entrées en contact avec les Mystifs – comme les Vélaires.

Des équipes de chercheurs humains enquêtaient sur les Schèmes Mystifs depuis des dizaines et des dizaines d’années. Des hommes nageant dans l’océan peuplé par les Mystifs pouvaient entrer en contact avec l’organisme, de même que des micro-filaments s’insinuaient temporairement dans le néocortex humain, établissant des liens quasi synaptiques entre l’esprit des nageurs et le reste de l’océan. Ils disaient que c’était comme s’ils communiaient avec des algues pensantes. Des nageurs entraînés rapportaient qu’ils avaient senti leur conscience se dilater pour inclure l’océan entier, leur mémoire devenant vaste, vaillante, antique. Leurs frontières perceptives devenaient malléables, bien qu’à aucun moment ils n’aient la sensation que l’océan proprement dit était véritablement doté de conscience. C’était plutôt un miroir qui reflétait massivement la conscience humaine : le solipsisme ultime. Les nageurs immergés faisaient des découvertes stupéfiantes en mathématiques, comme si l’océan accroissait leurs facultés créatrices. Certains rapportaient même que ces progrès persistaient pendant un certain temps après qu’ils avaient quitté la matrice de l’océan et regagné la terre ferme, ou leur vaisseau en orbite. Se pouvait-il qu’une modification physique se soit produite dans leur esprit ?

C’est ainsi que le concept de conversion mystif apparut. Avec un entraînement supplémentaire, les nageurs immergés apprirent à choisir des formes spécifiques de conversion. Les neurologues en poste sur le monde des Mystifs tentèrent de cartographier les modifications du cerveau induites par les non-humains, avec un succès mitigé. Les conversions étaient extraordinairement subtiles, et évoquaient davantage l’accordage d’un violon que son démontage et son remontage complets. La conversion était rarement permanente : l’effet finissait par s’estomper, des jours, des semaines, très rarement des années, plus tard.

Tel était l’état des connaissances quand l’expédition de Sylveste arriva en vue de Spindrift, un monde Mystif. Il s’en souvenait, maintenant, évidemment – les océans, les marées ; les chaînes volcaniques et la puanteur omniprésente, l’odeur d’algues de l’organisme proprement dit. L’odeur déverrouilla le reste. Les quatre délégués de contact vélaire avaient mémorisé les mandalas à un niveau profond. Après des mois d’entraînement avec des nageurs expérimentés, ils étaient entrés dans l’océan et s’étaient empli l’esprit de la forme que Lascaille leur avait donnée.

Le Mystif était entré en eux, avait partiellement dissous leurs esprits, et les avait restructurés conformément à ses propres schémas.

Lorsqu’ils en étaient ressortis, il leur avait d’abord semblé que Lascaille était bel et bien fou, finalement.

Ils n’avaient pas adopté des modes de comportement d’une étrangeté terrifiante, ils n’étaient pas non plus revenus avec des réponses aux grands mystères cosmiques. Lorsqu’on les interrogeait, aucun d’entre eux ne disait se sentir particulièrement différent, et ils n’en savaient pas plus long qu’avant sur l’identité ou la nature des Vélaires. Mais des tests neurologiques affûtés se révélèrent plus sensibles que l’intuition humaine. Les dons spatiaux et cognitifs des quatre envoyés avaient changé, mais d’une façon difficile à quantifier et qui laissait perplexe. Au fil des jours, ils racontèrent avoir éprouvé des états mentaux paradoxaux, à la fois familiers et d’une étrangeté absolue. Quelque chose avait manifestement changé, même si personne ne pouvait affirmer avec certitude que les changements mentaux qu’ils avaient subis avaient le moindre rapport avec les Vélaires.