— Ce ne sont pas tes oignons.
Sylveste eut un soupir. Il savait que ça se passerait mal. La biographie était presque achevée, à présent, et il avait pris connaissance de sa quasi-totalité. Malgré son exactitude, malgré les myriades de façons dont elle pouvait être appréhendée, elle demeurait ce que Girardieau avait toujours voulu qu’elle soit : une arme de précision, un instrument de propagande habilement conçu. Le filtre subtil de la biographe interdisait d’entrevoir un aspect de son passé sous un jour qui ne soit défavorable pour lui. Pas moyen de voir en lui autre chose qu’un tyran égotiste, en proie à une idée fixe. Intelligent, certes, mais manipulateur et rigoureusement dépourvu de cœur. En cela, Pascale avait fait preuve d’une indéniable habileté. Si Sylveste n’avait lui-même connu les faits, il aurait accepté le point de vue biaisé de la biographe sans l’ombre d’une critique. Ça avait l’accent de la vérité.
C’était assez difficile à accepter, mais ce qui rendait les choses incommensurablement plus difficiles, c’était que ce portrait négatif avait été pour une bonne part composé par les témoignages de gens qui l’avaient connu. Et au premier rang d’entre eux, Calvin. C’était ce qui faisait le plus mal. Sylveste avait autorisé Pascale à consulter sa simulation bêta. Ce n’était pas de gaieté de cœur, mais il y avait eu, sur le coup, ce qui paraissait être des compensations.
« Je veux que l’obélisque soit retrouvé et déterré, avait dit Sylveste. Girardieau m’avait promis l’accès aux données de fouilles si je collaborais au massacre de mon propre personnage. J’ai respecté ma part du marché. Quid de la réciproque ?
— Ce ne sera pas facile… avait commencé Pascale.
— Non, mais les ressources des Inondationnistes ne devraient pas trop en pâtir non plus.
— Je lui parlerai, avait-elle répondu d’un ton rien moins qu’assuré. À condition que vous me laissiez m’entretenir avec Calvin quand je voudrai. »
C’était un marché de dupes. Il l’avait toujours su. Mais le jeu paraissait en valoir la chandelle, ne serait-ce que parce que ça lui permettrait de revoir l’obélisque et pas seulement la minuscule partie qui avait été exhumée avant le soulèvement.
Chose remarquable, Nils Girardieau avait tenu parole. Ça avait pris quatre mois, mais une équipe avait localisé le chantier de fouilles abandonné et déterré l’obélisque. Ils ne s’étaient pas donné beaucoup de mal. D’un autre côté, Sylveste ne s’attendait pas à mieux. Il s’estimait déjà heureux qu’il soit resté en un seul morceau. Il pouvait maintenant en susciter une représentation holographique à volonté, dans sa chambre, agrandir tous les détails de la surface afin de les examiner. Le texte lui avait donné du fil à retordre. La carte complexe du système solaire était encore d’une précision exaspérante à ses yeux. En dessous, plus profondément enfouie, de sorte que personne ne l’avait jamais vue auparavant, se trouvait une carte qui ressemblait à la première mais à une beaucoup plus grande échelle : elle englobait le système entier jusqu’au halo cométaire. Pavonis était en réalité une grande étoile binaire ; deux étoiles éloignées l’une de l’autre de dix années-lumière. Les Amarantins devaient le savoir, parce que l’orbite de la seconde étoile était distinctement indiquée. Pendant un moment, Sylveste s’était demandé pourquoi il n’avait jamais vu l’autre étoile la nuit : elle était très loin, certes, et devait être peu visible, mais quand même plus brillante que toutes les autres étoiles qui étincelaient dans le ciel nocturne. Puis il s’était souvenu que l’autre étoile ne brûlait plus. C’était une étoile neutronique : le corps consumé d’une étoile qui devait jadis flamboyer d’un éclat bleu, intense. Elle était maintenant tellement sombre qu’il avait fallu attendre les premières sondes interstellaires pour la détecter. Un amas de formes graphiques énigmatiques gravitait sur l’orbite de l’étoile neutronique.
Il n’avait pas idée de ce que ça pouvait bien être.
Pire : plus bas, sur l’obélisque, se trouvaient des cartes similaires, cohérentes avec les autres systèmes solaires, même s’il n’en avait pas la preuve. Comment les Amarantins auraient-ils eu connaissance de l’existence d’autres systèmes, de leurs planètes, de l’étoile neutronique, s’ils n’étaient pas capables de voyager dans l’espace, comme les hommes ?
Peut-être la réponse résidait-elle dans l’âge de l’obélisque : d’après le contexte géologique, il avait neuf cent quatre-vingt-dix mille ans ; il datait donc de mille ans avant l’Événement, mais, pour valider sa théorie, Sylveste avait besoin d’une estimation beaucoup plus précise. Lors de sa dernière visite, il avait demandé à Pascale de procéder à une datation par thermoluminescence. Il espérait qu’elle lui apporterait le résultat en revenant.
— Elle m’a été utile, dit-il à Calvin, qui répondit d’une moue sarcastique. Je ne m’attends pas à ce que tu le comprennes.
— Non. Mais il se pourrait que j’aie quelque chose à t’apprendre.
À quoi bon retarder la mauvaise nouvelle ?
— Quoi donc ?
— Elle ne s’appelle pas Dubois… répondit Calvin avec un sourire et faisant durer le plaisir, mais Girardieau. C’est sa fille. Et toi, fiston, tu t’es bien fait posséder.
Elles quittèrent le Mystif et le Vélaire dans la moiteur de la nuit planétaire artificielle. Des singes capucins importés en contrebande dégringolaient des arbres qui bordaient le mail afin de se livrer à leur sport favori : le vol à la tire. Des tambours du Burundi battaient au détour d’une courbe du mail. Des tubes au néon serpentaient entre les nuages bouillonnants accrochés à la superstructure. Khouri avait entendu dire qu’il pleuvait parfois dans le carrousel, mais jusqu’à présent cet exercice de simulation météorologique lui avait été épargné.
— Notre navette est amarrée au moyeu, annonça Volyova. Nous n’avons qu’à prendre un ascenseur et passer la douane.
Elles montèrent dans une cabine déglinguée, pas chauffée, qui sentait la pisse, et vide, en dehors d’un Komuso casqué pensivement assis sur une banquette, son shakuhachi entre les genoux. Khouri supposa que c’était sa présence qui avait incité les autres passagers à attendre la cabine suivante dans l’interminable noria qui effectuait la navette entre le moyeu et la périphérie.
La Demoiselle était debout à côté du Komuso, les mains nouées dans le dos, comme une matrone. Elle portait une robe longue, bleu électrique, et ses cheveux noirs étaient tirés en arrière en un chignon sévère.
— Vous êtes beaucoup trop tendue, dit-elle. Volyova va se douter que vous avez quelque chose à cacher.
— Fichez le camp.
Volyova jeta un coup d’œil dans sa direction.
— Pardon ? Vous avez dit quelque chose ?
— Brr, qu’il fait froid, ici !
Volyova sembla prendre beaucoup trop longtemps pour digérer l’information.
— Oui. En effet.
— Vous n’avez pas besoin de parler à haute voix, répondit la Demoiselle. Vous n’avez même pas besoin de sous-vocaliser. Imaginez simplement ce que vous avez à me dire. L’implant détecte les impulsions fantômes générées dans vos zones du langage. Allez-y, essayez…
— Fichez le camp ! dit Khouri (ou plutôt elle imagina qu’elle le disait). Foutez le camp de ma putain de tête. Ce n’était pas prévu au contrat !
— Ma chère, il n’y a jamais eu de contrat, reprit la Demoiselle. Juste un – comment dire ? un arrangement mutuel ? (Elle regarda Khouri dans les yeux comme si elle attendait une réponse, mais Khouri se contenta de la foudroyer du regard.) Oh, très bien, dit la femme. Allez, je vous promets que je serai bientôt de retour.
Elle disparut magiquement.