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— Alors, fondamentalement, tu mets la pression sur ton vieux père. Charmant.

— Non, répondit Sylveste entre ses dents. Ce que je dis, c’est que tu pourrais tomber dans de mauvaises mains, à moins que tu ne me donnes de bons conseils. Pour parler comme dans la pègre, tu n’es qu’un des membres de notre illustre famille.

— Sauf que tu n’es pas forcément d’accord avec ça, hein ? Selon tes critères, je ne suis qu’un programme, une évocation. Quand vas-tu me laisser reprendre le contrôle de ton corps ?

— À ta place, je n’y compterais pas trop.

Calvin leva un doigt menaçant.

— Ne deviens pas agressif, fiston. C’est toi qui m’as évoqué, pas le contraire. Si tu préfères que je retourne dans la lampe… moi, ça m’est égal.

— Mais tu y retourneras. Quand tu m’auras renseigné.

Calvin se pencha sur son fauteuil.

— Dis-moi ce que tu as fait de ma simulation alpha et j’y réfléchirai, fit-il avec un sourire en tout point pervers. Putain ! Je pourrais même te raconter sur les Quatre-vingts des tas de choses que tu ignores…

— Ce qui s’est passé, coupa Sylveste, c’est que soixante-quinze innocents sont morts. Il n’y a aucun mystère là-dedans. Mais je ne te tiens pas responsable de leur mort. Autant accuser la photo d’un tyran de crimes de guerre.

— Je t’ai donné la vue, espèce de sale morveux ingrat ! s’écria Calvin en tournant le dossier de son fauteuil vers Sylveste. J’admets que tes yeux ne sont pas à la pointe de la technique, mais que pouvais-tu espérer ?

Le siège pivota à nouveau. Maintenant, Calvin était vêtu et coiffé comme Sylveste, son visage aussi lisse et exempt de rides que le sien.

— Allez, fils, parle-moi des Vélaires, dit-il. Raconte-moi tes petits secrets honteux. Dis-moi ce qui s’est vraiment passé du côté du Voile de Lascaille, et ne me sers pas le ramassis de mensonges auquel nous avons droit depuis ton retour.

Sylveste s’approcha du scripto, prêt à éjecter la cartouche.

— Attends un peu, fit brusquement Calvin en levant la main. Tu veux un conseil ?

— Ah, tout de même !

— Tu ne peux pas laisser gagner Girardieau. Si un soulèvement est imminent, il faut que tu rentres à Cuvier. Là, tu pourras regrouper les forces dont tu disposes peut-être encore.

Sylveste regarda pensivement par la vitre du crawleur en direction des fouilles. Des ombres traversaient les lignes de séparation : des collaborateurs qui désertaient le chantier et regagnaient silencieusement le sanctuaire de l’autre crawleur.

— Il se pourrait que ce soit la découverte la plus importante que nous ayons faite depuis notre arrivée.

— Et il se pourrait que tu sois obligé de la sacrifier. Si tu réussis à tenir Girardieau en échec, tu pourras toujours revenir ici et t’en occuper à nouveau. Alors que si Girardieau l’emporte, rien de ce que tu auras trouvé ici ne vaudra quoi que ce soit.

— Je sais, répondit Sylveste.

L’espace d’un instant, il n’y eut plus d’animosité entre eux.

Le raisonnement de Calvin était sans faille, et il aurait été stupide d’aller à l’encontre de cette logique.

— Alors, tu vas suivre mon conseil ?

Il tendit la main vers le scripto, prêt à éjecter la cartouche.

— Je vais y réfléchir.

2

À bord d’un gobe-lumen,
espace interstellaire, 2543

L’ennui, avec les morts, se disait la triumvira Ilia Volyova, c’est qu’ils ne savaient pas se taire.

Elle était dans l’ascenseur qui descendait de la passerelle. Elle avait passé dix-huit heures à consulter diverses simulations de personae qui avaient jadis vécu à bord, dans l’espoir que l’une d’elles, au moins, lui révélerait quelque chose sur les origines de la cache d’armes. La tâche était exténuante, d’autant que certaines des antiques simus de niveau bêta ne parlaient même pas le norte moderne et que – allez savoir pourquoi – le logiciel sous lequel elles tournaient se refusait à toute traduction. Elle était épuisée, tendue à bloc. Elle avait fumé cigarette sur cigarette en essayant d’intégrer les particularités grammaticales du norte moyen, et elle n’était pas près d’arrêter de se goudronner les poumons. À vrai dire, elle n’en avait jamais autant ressenti le besoin. Le système de renouvellement d’air de l’ascenseur fonctionnait mal et, au bout de quelques secondes, la cabine était complètement enfumée.

Volyova releva la manche de son blouson de cuir doublé de mouton sur son poignet osseux et approcha son bracelet de ses lèvres.

— Étage du capitaine, dit-elle.

Le Spleen de l’Infini assigna l’une de ses infimes routines à la tâche primitive consistant à commander l’ascenseur, et le sol de la cabine se déroba aussitôt sous ses pieds.

— Désirez-vous un accompagnement musical pour la durée du trajet ?

— Non. Je te l’ai dit un millier de fois. Je te le répète : je veux du silence. Ferme-la et laisse-moi réfléchir.

La cage d’ascenseur était l’épine dorsale du vaisseau, un puits de quatre mille mètres de long qui le parcourait sur toute sa longueur. Volyova était entrée près du sommet nominal du puits (elle n’en connaissait que mille cinquante niveaux) et descendait à la vitesse de dix étages à la seconde. La cabine était une capsule vitrée, supportée par des champs, et certaines sections de la gaine intérieure étaient transparentes, ce qui permettait de voir où l’on était sans consulter la carte interne de l’ascenseur. Volyova passa d’abord à travers des forêts : des plantations de végétation planétaire retournée à la vie sauvage, par suite de négligence, et en train de crever, parce que les lampes à UV qui apportaient naguère la lumière solaire étaient presque toutes grillées, et qu’il n’y avait plus personne pour les remplacer. Après la forêt, elle traversa les niveaux 800, les plus vastes : d’énormes zones du vaisseau qui étaient jadis à la disposition des hommes d’équipage, quand ils étaient des milliers à bord. En dessous du huit centième étage, l’ascenseur franchit l’immense armature maintenant immobile qui séparait l’habitat rotatif du bâtiment et les sections utilitaires fixes, puis traversa encore deux cents niveaux d’entreposage cryogénique. De quoi héberger mille deux cents dormeurs. Sauf qu’il n’y en avait plus un seul.

Volyova était alors à plus d’un kilomètre de son point de départ, mais la pression ambiante du vaisseau n’avait pas varié d’un iota. Le système de support-vie était l’un des rares équipements qui marchaient encore comme prévu. Néanmoins, un instinct résiduel lui disait que la rapidité de la descente aurait dû lui faire claquer les tympans.

— Niveaux de l’atrium, annonça l’ascenseur, diffusant un enregistrement redondant des schémas primitifs du bâtiment. Pour votre plaisir et votre détente.

— Très drôle…

— Pardon ?

— Curieuse vision du plaisir et de la détente… Enfin peut-être que, pour toi, se détendre consiste à revêtir une carapace classée vide absolu et à s’administrer des doses de drogues anti-radiations qui te fichent la colique. Moi, je ne trouve pas ça particulièrement marrant.

— Pardon ?

— Oh, laisse tomber, soupira Volyova.

L’ascenseur parcourut ensuite un kilomètre dans des zones faiblement pressurisées, et Volyova se sentit soudain très légère. Elle passait près des moteurs, qui étaient fixés de l’autre côté de la coque, sur des épars élégamment arqués. Ils gobaient, par leur embout grand ouvert, de minuscules quantités d’hydrogène interstellaire qu’ils soumettaient à une physique proprement inimaginable. Personne, pas même Volyova, ne prétendait comprendre le fonctionnement des moteurs Conjoineur. Ils marchaient, c’était tout ce qui comptait. Ça, et le fait qu’ils recrachaient une lueur chaude, stable, due au rayonnement de particules exotiques. Et même si l’essentiel de ce rayonnement était absorbé par le blindage de la coque, une infime fraction réussissait malgré tout à la traverser. C’est pourquoi l’ascenseur accélérait en passant au niveau des moteurs et reprenait sa vitesse normale une fois hors de la zone dangereuse.