Elle était maintenant aux deux tiers de la descente. Elle connaissait mieux cette région que n’importe qui à bord : Sajaki, Hegazi et les autres descendaient rarement aussi bas, à moins d’y être vraiment obligés. Et qui aurait pu les en blâmer ? Plus on descendait, plus on se rapprochait du capitaine. Elle était la seule que cette idée n’épouvantait pas.
Au contraire. Loin de redouter cette partie du vaisseau, elle en avait fait son royaume. Au niveau 612, elle aurait pu quitter la cabine, aller jusqu’à la chambre-araignée et s’aventurer hors de la coque afin d’écouter les fantômes qui hantaient l’espace entre les étoiles. C’était tentant, comme toujours. Mais elle avait quelque chose de précis à faire, et les fantômes attendraient. En arrivant au niveau 500, qui était celui du poste de tir, elle pensa à toutes les questions que ça soulevait… et résista à la tentation de s’arrêter pour procéder à des investigations supplémentaires. L’ascenseur traversa ensuite la cache d’armes, l’une des nombreuses enclaves non pressurisées du bâtiment, et l’une des plus vastes.
La cache d’armes était une énorme soute de près de cinq cents mètres de longueur, plongée dans l’obscurité, et Volyova dut se contenter d’imaginer les quarante choses qu’elle contenait. Ce qui n’était pas très difficile. Beaucoup de questions concernant le fonctionnement et l’origine de ces choses restaient sans réponse, mais Volyova connaissait parfaitement leur forme et leur position relative, comme un aveugle connaît l’agencement des meubles de sa chambre. De l’ascenseur, elle avait l’impression qu’elle aurait pu tendre la main et palper l’alliage de la plus proche, juste pour s’assurer qu’elle était bien là. Depuis qu’elle avait intégré le Triumvirat, elle passait le plus clair de son temps à recueillir des informations sur ces choses, mais elle ne pouvait dire qu’elle était très à l’aise avec elles. Elle s’en approchait avec la nervosité d’une jeune amoureuse, bien consciente du fait que les connaissances qu’elle avait glanées à ce jour étaient, au mieux, superficielles, et que ce qui se trouvait en profondeur pouvait faire voler en éclats toutes ses illusions.
Elle quitta la cache d’armes avec un vague soulagement, comme toujours.
Au niveau 450, une armature délimitait la partie utilitaire de l’arrière conique du vaisseau, qui se prolongeait encore sur un bon kilomètre. Volyova ressentit à nouveau l’impression de légèreté signalant la traversée d’une zone de radiations, puis il y eut l’amorce d’une décélération prolongée qui annonçait l’arrêt. La cabine traversait le second ensemble de ponts d’entreposage cryogéniques, deux cent cinquante niveaux prévus pour cent vingt mille passagers. Sauf qu’il ne s’y trouvait, en ce moment, qu’un seul dormeur, si l’on pouvait dire que le capitaine était endormi, ce qui était une vision optimiste des choses. L’ascenseur ralentit, s’arrêta au milieu des niveaux cryogéniques et annonça cordialement qu’il avait atteint la destination demandée.
— Poste de garde, niveau de sommeil cryogénique des passagers, entonna la cabine. Pour toutes les fonctions liées à la cryosomnie. Merci d’avoir utilisé nos services.
La porte s’ouvrit et Volyova quitta la cabine après un dernier regard aux parois convergentes du puits lumineux, encadré par l’ouverture. Elle avait parcouru la quasi-totalité de la longueur du vaisseau – ou de sa hauteur, parce qu’il était difficile de ne pas imaginer le bâtiment comme un immeuble d’une taille prodigieuse – et, pourtant, le puits semblait plonger encore à une profondeur infinie, sous ses pieds. Le vaisseau était tellement énorme, si stupidement énorme, que même ses limites défiaient l’imagination.
— C’est ça, c’est ça. Allez, va te faire foutre, maintenant.
— Pardon ?
— Va-t’en !
Sauf que la cabine ne s’en irait évidemment pas, même pour lui complaire. Elle n’avait rien d’autre à faire que l’attendre. Étant la seule passagère éveillée à bord, Volyova était aussi tout simplement la seule à avoir une raison d’utiliser les ascenseurs.
Le puits central qui servait de colonne vertébrale au vaisseau était loin de l’endroit où le capitaine était cryogénisé. Cela dit, elle ne pouvait emprunter le chemin le plus direct, parce que des sections entières du vaisseau étaient inaccessibles, contaminées par des virus qui provoquaient des avaries généralisées. Certaines régions étaient inondées de liquide de refroidissement, infestées par des rats-droïdes ou des balises de combat devenues folles, qu’il valait mieux éviter, à moins d’être d’humeur à faire un peu de sport. D’autres secteurs étaient envahis soit par des gaz toxiques, soit par des radiations mortelles, ou bien ils passaient pour être hantés, ou encore le vide y régnait.
Volyova ne croyait pas aux fantômes (les siens mis à part, bien sûr, et ceux-là, elle entrait en contact avec eux grâce à la chambre-araignée), mais elle prenait tout le reste très au sérieux. Il y avait des parties du vaisseau où elle ne se risquait pas sans arme. Cela dit, elle connaissait suffisamment le coin où se trouvait le capitaine pour ne pas prendre de précautions superflues. En attendant, il y faisait un froid glacial. Elle referma le col de son blouson et baissa la visière de sa casquette dont le tissu aéré crissa sur ses cheveux coupés ras. Elle alluma une cigarette, tira dessus comme une malade, et le vide qu’elle avait dans le crâne laissa place à une vigilance glacée, quasi militaire. Elle était seule, et contente de l’être. Elle apprécierait de se trouver en compagnie, mais attendait ce moment sans ferveur excessive. Surtout si cette compagnie se mêlait de l’affaire Nagorny. Peut-être, quand ils seraient dans le système de Yellowstone, envisagerait-elle de chercher un nouvel artilleur.
Voyons… comment cette préoccupation avait-elle franchi son cloisonnement mental ?
Ce n’était pas Nagorny qui l’inquiétait pour le moment, mais le capitaine Brannigan. Qui était là, ou du moins l’extension extrême de ce qu’il était devenu. Volyova fit un effort sur elle-même pour dominer sa nausée. Ce qu’elle allait examiner la rendait chaque fois malade, brezgati. C’était pire pour elle que pour les autres ; sa répulsion était plus forte.
Il était miraculeux que le caisson dans lequel se trouvait le capitaine soit encore opérationnel. C’était un modèle très ancien, construit pour durer. Il réussissait, vaille que vaille, à maintenir les cellules de son corps en état de stase, alors même qu’il était parcouru de grandes fissures paléolithiques, d’où sortaient des grosseurs métalliques, des excroissances qui évoquaient une invasion fongique. Ce qui restait de Brannigan était localisé au cœur.
Il faisait un froid mortel près du caisson, et Volyova fut prise de frissons, mais elle avait du pain sur la planche. À l’aide d’une curette prise dans la poche de son blouson, elle préleva des échardes de l’excroissance afin de les analyser. Une fois retournée dans son labo, elle les soumettrait à l’attaque de diverses armes virales, dans l’espoir d’en trouver une qui agirait sur la grosseur. L’expérience risquait fort de se révéler futile, comme les précédentes, l’excroissance ayant la capacité fantastique de corrompre les outils moléculaires à l’épreuve desquels elle la soumettait. Cela dit, il n’y avait pas véritablement urgence : le caisson conservait Brannigan à quelques milli-kelvins seulement au-dessus du zéro absolu, ce qui semblait quelque peu ralentir la prolifération. D’un autre côté, Volyova savait que jamais un être humain n’avait survécu à la réanimation après avoir subi des températures pareilles, mais cette pensée paraissait étrangement déplacée compte tenu de l’état du capitaine.