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Quelqu’un qui nous aurait surpris aurait pensé que nous étions follement amoureux. Elle me poussait contre le mur et pesait de tout son corps contre moi, sa bouche à quelques centimètres de la mienne.

— Le 31 août, quand tu es venu dans mon bureau pour te faire payer, tu m’as prise de court. J’allais te proposer de rester seul, sans Brigitte.

— Je t’en prie.

— Tu ne me crois pas ? Et tes menaces m’ont donné un prétexte. Sur le moment, j’étais furieuse mais ensuite j’étais heureuse. Follement. Et je n’ai plus pensé qu’à une seule chose, me débarrasser de Brigitte pour pouvoir rester seule avec toi. Je lui ai présenté des hommes qui n’auraient pas demandé mieux que de l’emmener avec eux. Mais elle aussi se sent liée à toi. Il faut qu’elle revienne. J’ai mis du temps à le comprendre. Pourtant, j’ai cru qu’avec Henri…

— Tu me dégoûtes. Tu la fichais entre les bras d’un maquereau. Tu crois que je l’aurais supporté ?

— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ? Pourvu qu’elle nous laisse seuls.

— Jamais je ne pourrai oublier ce que tu as voulu faire. Et écoute-moi bien. Si jamais il y a eu une chance pour que je m’intéresse à toi, tu viens de la détruire. Ne l’oublie jamais.

Cette fois, j’avais réussi. Elle s’écarta, me laissa aller. Je suis remonté dans notre chambre. Brigitte dormait d’un sommeil paisible.

J’ai pris la lampe de chevet et l’ai approchée d’elle. J’ai essayé d’imaginer son visage dans quelques années. Son visage d’ivrognesse.

Son teint était plombé et ses yeux cernés. La lumière ne l’importuna nullement. Elle dormait au sein de son ivresse, désarmée, ingénue. Et c’est pourquoi je l’aimais, parce qu’elle était faible et qu’elle avait besoin de moi. C’était ce que les gens ne pouvaient comprendre.

Malheureusement, je n’avais que des moyens limités de lutter contre ce vice qui croissait rapidement. Quelques mois plus tôt, il n’avait pas cette ampleur. Je n’avais pas assez d’argent pour assurer à Brigitte une tranquillité qui aurait pu la sauver. J’avais voulu l’éloigner des troupes de music-hall miteux, des boîtes de nuit douteuses où l’alcoolisme est le soutien numéro un des artistes sans talent. J’avais échoué. Que pouvais-je faire pour elle ? À cause de ce vice, elle venait de me tromper de la plus honteuse façon. Je n’étais pas près d’oublier Henri en train de se rhabiller auprès du lit où elle gisait sans conscience, à moitié nue.

Les paroles d’Agathe me revenaient :

— Rien ne l’empêchera de boire. Ni le bonheur, ni le désespoir.

Et puis aussi :

— Mais elle aussi se sent liée à toi. Il faut qu’elle revienne.

Peut-être avait-elle obscurément conscience que je luttais pour la sauver, et qu’en me quittant ce serait pour elle la vertigineuse descente, la rapide dégradation.

Rien ne pourrait m’empêcher de tout tenter.

Une nouvelle fois, je me suis penché vers elle, vers ce néant d’où montaient des relents d’alcool. Et je savais qu’elle dormait tranquillement parce qu’elle percevait ma présence. C’était moi qu’elle avait appelé tout à l’heure. Non Henri ou n’importe quel autre.

Peut-être m’avait-elle déjà trompé, mais c’était la première fois que je m’en apercevais. Et je ne lui en voulais pas. J’étais décidé à ne lui faire aucune scène le lendemain. Elle ne se souviendrait d’ailleurs que de bribes, et je serais obligé de tout reconstituer pour lui faire constater son ignominie. À quoi bon ?

J’ai quitté la chambre. Il était trois heures du matin et en bas l’ambiance était toujours aussi élevée. J’ai rejoint ma place au piano. Il y avait deux heures que je l’avais quittée environ.

Agathe était dans la salle. À plusieurs reprises, elle a longuement regardé dans notre direction. À tel point que les autres musiciens en étaient importunés.

— La voilà encore qui nous lance des regards sombres. Tu lui as fait quelque chose ? me demanda l’accordéoniste.

Je me suis contenté de sourire.

— Elle t’en veut d’avoir quitté ta place.

— Elle est au courant.

Il m’a regardé avec admiration.

— Tu as osé lui demander la permission ? Moi, elle me glace. Tu n’étais pas bien ?

Mais il n’a pas attendu la réponse. Il était un peu ivre comme les autres.

Paulette, la serveuse, est revenue m’aguicher. Elle aussi paraissait éméchée.

— Ce tango, nous le faisons ? Vous me l’avez promis.

Je n’étais pas d’humeur à danser. Je l’ai envoyée promener avec une certaine brutalité. Tout de suite, elle s’est rebiffée avec vulgarité.

— On le sait que vous êtes jaloux et que votre amie a passé toute une nuit avec un gars venu de Béziers dans la villa de la patronne !

Tous les musiciens et les clients assis non loin de l’estrade l’ont entendue. Ce sont des détails dont les gens se souviennent.

— Sa maîtresse se cuite et le fait cocu avec n’importe qui ! lança-t-elle à une table. Les occupants se mirent à rire en me regardant.

Elle s’excitait et l’accordéoniste m’a fixé avec intention. J’ai abandonné mon tabouret et je me suis dirigé vers la serveuse.

— Ne me touchez pas.

— Venez avec moi, ai-je dit entre mes dents. Nous allons voir madame Agathe.

Prévenue qu’il se passait un incident dans la salle, elle venait d’apparaître. J’ai poussé Paulette devant moi. Agathe, nous voyant venir, a tourné le dos et nous a attendus dans le corridor.

— Que se passe-t-il ?

Je le lui ai expliqué. La fille commençait de sangloter en disant qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait.

— Écoute-moi, mon petit, tu vas filer. Le plus loin possible. Si tu essayes de te placer dans la région, je le saurai.

— Madame, je n’ai pas voulu.

— File tout de suite. Tiens, pour ta soirée.

Normalement, elle était engagée pour toute la période des fêtes.

— Allez, ouste !

Quand nous avons été seuls, Agathe a posé sa main sur mon bras.

— Jean-Marc, tu as bien fait… Tu ne pouvais pas me faire plus de plaisir.

Mais elle n’a pas essayé de se coller à moi, de me retenir. Je ne l’aurais pas supporté. Je me dégoûtais d’être responsable du renvoi de la serveuse, mais Agathe m’écœurait encore plus.

Par la suite, je devais me maudire d’avoir eu besoin d’elle ce soir-là. Il aurait mieux valu que je calotte la fille devant tout le monde. Cet incident devait avoir beaucoup d’importance, car Paulette raconta partout sa mésaventure, se donnant le beau rôle. C’est ainsi que naquit la légende qui me donnait non seulement Brigitte, mais aussi Agathe pour maîtresse.

CHAPITRE VIII

D’un seul coup nous nous sommes retrouvés tous les trois. Corcel venait de partir. Connaissant mon pouvoir sur Agathe, je lui ai flanqué la trouille. Je me suis payé cette petite revanche.

Tout le monde avait su que c’était moi qui avais fait renvoyer Paulette et que l’affaire n’avait pas traîné. Je ne pouvais plus voir le cuisinier depuis qu’il avait été raconter à Agathe que je les suivais, Brigitte et elle.

Au moment où il montait dans sa deux chevaux, je lui ai souri bizarrement.

— Vous revenez au printemps ?

— Bien sûr, m’a-t-il répondu. Où voulez-vous que j’aille ?

— Oh ! je demandais ça comme autre chose ! Mais j’ai un de mes cousins qui est chef cuisinier et qui cherche une place pour la saison prochaine.

Le pauvre bougre a eu tout le temps de se ronger au sang pendant ses deux mois de repos. Je devenais méchant. Je le reconnais aujourd’hui. Pire que méchant, hargneux comme un chien sauvage.