— Brigitte ?
— Laisse-moi dormir.
— La prochaine fois, je te tue.
C’était ridicule. Elle s’est tournée de l’autre côté et s’est endormie ou a fait semblant. J’étais furieux. J’avais renié ce passé-là et elle m’y replongeait de force. Son vice prenait des proportions monstrueuses. Non seulement elle se détruisait mentalement et physiquement, mais encore elle m’entraînait avec elle, comme dans un tourbillon où nous aurions été jetés enchaînés.
Le lendemain on la retrouvait à deux heures du matin ivre-morte sur un banc. On l’emmena au poste de police mais il fallut la conduire d’urgence à l’hôpital. Elle avait contracté une pneumonie.
Je fus réveillé en pleine nuit par les agents. L’inspecteur de garde commença de me poser des questions sévères.
— Vous n’êtes pas mariés ?
— Non…
— Pourquoi ne la surveillez-vous pas mieux ? Elle est connue dans un certain nombre de bars.
J’en avais tellement lourd sur le cœur que je me suis laissé aller à faire des confidences à cet inconnu, à ce policier. Il m’écouta avec attention et, quand il reprit la parole, il était devenu amical.
— Essayez de lui faire suivre une cure de désintoxication.
Je connaissais Brigitte. Elle aurait pensé qu’on l’enfermait chez les fous.
— Elle est chanteuse ?
— Elle faisait aussi du strip-tease. Je ne veux plus et c’est en partie pour ça qu’elle boit.
Soudain je me suis demandé si, dans le délire de la fièvre, elle n’irait pas jusqu’à parler de Barnier. Du coup, je ne me suis pas senti aussi à l’aise en face de cet inspecteur à l’air aimable.
— Rentrez vous coucher. Pourquoi vous obstinez-vous avec elle ? Elle vous attirera des tas d’histoires désagréables.
J’ai haussé les épaules et j’ai pris la cigarette qu’il m’offrait.
— Je ne peux pas la laisser tomber. Sinon, vous la retrouverez tous les soirs dans cet état-là.
Il m’a accompagné jusque dans la rue.
— Peut-être que ça lui servira de leçon.
— Merci.
Je ne fermai pas l’œil de la nuit. J’étais désemparé et je pensais à la Brigitte d’avant. J’ai même pleuré comme un gosse amoureux.
Pendant trois jours elle resta sous la tente à oxygène. Puis je pus la voir. Elle partageait sa chambre avec deux autres femmes qui la regardaient avec une sorte de suspicion.
Elle avait maigri et était très pâle mais elle n’avait plus de fièvre.
Nous sommes restés deux heures la main dans la main sans nous dire grand-chose. J’étais affreusement triste en partant. Mais la Brigitte d’autrefois n’existait plus. J’étais incapable de lui redonner forme. Il y avait eu cette fille qui buvait et celle qui gisait sans forces dans ce lit d’hôpital.
Bien que je n’aie pas cherché à le rencontrer, le médecin vint à moi un jour où je sortais de la chambre de Brigitte.
— Vous êtes son mari ? Je crois qu’elle pourra partir la semaine prochaine mais elle devra faire attention.
Il était jeune, mon âge certainement.
— La prochaine fois, ça se traduira par une crise de delirium tremens. Elle est saturée d’alcool.
J’étais las. Je n’éprouvais pas le besoin de tout lui raconter comme à l’inspecteur de police.
— Elle travaille ?
— Chanteuse, danseuse.
— Il lui faudra deux mois de convalescence au moins. Repos absolu. Évidemment, pas d’alcool.
Il ne me restait pas cinquante mille francs. Je n’avais pas payé la quinzaine de notre location et j’avais quelques petites dettes.
— Il vaudrait mieux ne pas rester à Cannes. C’est trop humide. Gagnez l’intérieur. Un coin sec, même avec du vent.
— Merci, docteur.
J’ai trouvé un engagement de cinq jours dans un petit orchestre qui allait animer une fête dans un village. Pendant presque une semaine je serais éloigné de Cannes. J’en étais à la fois inquiet et soulagé.
— Je vais te laisser de l’argent, ai-je annoncé à Brigitte. On ne sait pas ce qui peut arriver.
Je savais qu’elle ne pourrait boire à l’hôpital. D’ailleurs, elle ne paraissait pas en avoir envie.
— Mercredi, je serai là.
Pendant cinq jours, je l’ai complètement oubliée sauf deux cartes postales que j’ai envoyées. J’étais heureux. Nous formions une bonne équipe, les cinq musiciens et moi.
Nous sommes rentrés à Cannes dans la nuit de mardi à mercredi. Une fois chez moi, je me suis couché. Nous n’avions pas tellement dormi durant ces cinq jours. Je suis réveillé un peu avant midi.
C’est en ouvrant la penderie que je me suis rendu compte qu’il manquait les affaires de Brigitte et sa valise. J’ai imaginé le pire avant de me rendre à l’hôpital. La voisine que j’interrogeais me dit qu’elle avait bien entendu quelqu’un pénétrer dans ma chambre, mais elle avait pensé que c’était le propriétaire.
Bien que ce ne soit pas l’heure des visites, j’ai pris un taxi pour l’hôpital. J’avais peur d’apprendre qu’elle était morte, qu’on n’avait pas pu me prévenir et que l’enterrement avait lieu.
L’hôpital des Broussailles n’est pas très loin du cimetière et j’ai eu un pressentiment sinistre.
Le concierge, avec lequel il m’était arrivé de bavarder, me regarda d’un drôle d’air. J’hésitai puis me dirigeai vers lui.
— Votre femme a oublié quelque chose ? Cette question me stupéfia.
— Mais elle…
— Vous ne savez pas qu’elle est sortie ? Avant-hier lundi. Il arrive que les malades oublient quelque chose. Allez voir à l’économat.
J’y suis allé. Brigitte était partie au début de l’après-midi.
— Tout est réglé, m’a dit l’employée, une jolie petite femme.
J’avais versé une forte avance.
— Il n’y avait qu’un petit solde de huit mille francs.
— Je ne comprends pas. Elle ne devait sortir qu’à la fin de la semaine.
— Vous devriez voir le médecin.
Ce dernier me reconnut.
— Que voulez-vous que j’y fasse ? Elle a tellement insisté. Elle était guérie, je ne pouvais la retenir de force. J’ai été étonné que vous ne soyez pas là quand elle est partie.
— J’étais absent.
Pressentant un drame, il détourna le regard.
— Est-ce que je pourrais voir les malades qui étaient avec elle ? Peut-être savent-elles quelque chose ?
— Attendez, c’est moi qui vais les interroger.
Au bout de dix minutes, il revint en secouant la tête.
— Elles ne savent rien. Votre femme ne leur parlait presque jamais.
— Merci.
Cette fois je n’avais plus qu’à partir. J’avais renvoyé le taxi et j’ai attendu le car. Dans le centre, je suis entré dans un petit restaurant où nous venions parfois avec Brigitte. J’ai mangé, puis j’ai demandé à une serveuse si elle n’avait pas vu ma femme. C’était absurde de refaire tous ces endroits-là en demandant si elle n’y était pas venue la veille ou le jour avant. Personne ne se souvenait d’elle. À croire qu’elle avait Immédiatement quitté Cannes.
Il ne me restait qu’une vingtaine de mille francs, l’argent que j’avais gagné pendant cinq jours. Tout l’après-midi, je l’employai à chercher du travail, mais en vain. Je partis à la recherche des musiciens avec qui j’avais joué. Je finis par en retrouver un au café du Pari Mutuel.
Je lui offris à boire puis lui demandai s’il n’y avait rien en vue pour moi.
— Tu sais, nous ne formons équipe qu’exceptionnellement. Chacun de nous se débrouille à gauche et à droite. Tiens, moi par exemple, je n’ai rien à faire jusqu’à samedi. C’est dur dans le coin.