Выбрать главу

— Il y a eu des bruits désagréables dans le pays au sujet de la mort de M. Barnier.

Il rougit, et j’eus l’impression que ses jambes tremblaient.

— J’espère que ça ne vient pas du personnel. M. Barnier est mort naturellement. C’est bien votre avis ?

— Certainement, monsieur Sauvel.

Il lui était arrivé de m’appeler Jean-Marc ou Sauvel tout court. Je fus satisfait de voir qu’il prenait tout de suite le ton de nos futures relations d’employé et de patron.

— Je vais demander à Mme Barnier qu’elle augmente votre fixe.

— Merci, monsieur.

Celui-là était maté. Il habitait le pays et n’avait pas d’intérêt à trouver une place ailleurs. Et celle qu’il occupait ici était trop bonne.

J’appuyai encore un peu plus.

— Pour la question des cigarettes américaines, nous verrons. Je vous recommande la prudence.

Dans la bonne saison, il en vendait plusieurs dizaines de paquets par jour. Il balbutia. Je ne l’écoutai plus et revins à la villa.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ? Il a l’air tout chose.

— J’ai mis les choses au point, c’est tout.

Agathe se coula contre moi.

— Je suis heureuse que tu t’occupes de tout ça.

Je n’ai jamais vu quelqu’un aussi satisfait d’abdiquer son pouvoir.

Quelques jours s’écoulèrent d’une façon merveilleuse. Le matin, nous nous levions très tard. L’après-midi, nous faisions des courses dans les villes voisines pour remplacer le matériel défaillant, renouveler le stock des conserves, renouer avec les fournisseurs habituels.

Il nous arrivait de rentrer très tard. Nous prenions souvent La fantaisie de manger le soir dans un restaurant. Avec quelle hâte ensuite nous revenions vers la villa où notre amour, celui que nous pouvions extérioriser entre quatre murs sans nous préoccuper des gens paraissait nous attendre, tiède et de plus en plus profond.

Ma méfiance s’éparpillait comme une poignée de sable dans le vent. Parfois une question précise remontait à contre-courant, me rendait songeur pendant quelques instants.

Brigitte ? Qu’était-elle devenue ? Pouvait-elle vraiment rester aussi longtemps éloignée de moi ? N’avait-elle plus besoin d’argent ? Les cent mille francs devaient être dépensés depuis longtemps. Pourquoi ne faisait-elle pas appel à Agathe ?

J’imaginais qu’elle était allée à Toulouse, et que Santy lui avait procuré un engagement la mettant un bout de temps à l’abri du besoin. Il me fallait l’imaginer heureuse et lointaine pour mon bonheur. De ce dernier, je percevais parfois la fragilité de base. Il était construit sur une malhonnêteté, la mienne.

Agathe n’avait aucun de ces soucis. Elle vivait animalement, de jour et de nuit pour moi. Je la surprenais en train de m’examiner de son nouveau regard tendre qui la transformait. La louve s’était faite biche. C’était vraiment un regard d’amoureuse et non une nouvelle façon de m’épier, de guetter mes réactions.

Comme le début de la saison approchait, nous passions nos après-midi à l’hôtel. Nous faisions l’inventaire, notant ce qui manquait dans les chambres. C’est fou ce que les gens peuvent s’amuser à emporter quand les vacances sont terminées, boîtiers de commutateurs, boutons de porte-manteaux, ampoules.

De Sète ou d’Agde, nous ramenions tout ce qu’il fallait et je m’amusais à tout remettre en place. Agathe me suivait pas à pas et parfois, pris d’une fringale subite, nous chiffonnions les draps propres qu’elle venait de tirer sur un lit. Nous vivions follement, profitant comme d’un sursis de la tranquillité précédant l’ouverture.

— J’ai presque toutes les chambres retenues pour Pâques. Mais il y aura une période de calme avant les vacances, excepté les dimanches évidemment.

— Tu as remplacé Paulette ?

— En semaine, deux serveuses seront suffisantes. J’ai trouvé deux extras qui feront les dimanches, les fêtes, les vacances de Pâques et qui viendront tout l’été. Pour la cuisine, j’ai engagé un aide pour Corcel. Un garçon du pays qui veut se lancer dans le métier.

Le soir, nous retrouvions notre feu de souches de vignes et nous passions des heures à regarder danser les flammes dans un demi-silence.

Je dois reconnaître qu’il ne fut jamais question de Brigitte durant ces trop courtes journées heureuses. Nous avions complètement oublié mon amie, et même la raison qui était à l’origine de nos rapports.

Complètement conquis par la nouvelle Agathe, je me laissais doucement glisser dans ce confort moral qui est la garantie des unions solides. Parfois, j’avais même l’impression qu’Agathe et moi formions un couple uni depuis des années. Il n’y avait pas quinze jours que j’étais revenu auprès d’elle. L’épisode de Cannes se fondait dans un passé sans consistance.

Deux ou trois jours avant l’ouverture, je me trouvais sur la route nationale et je guettais le car. Nous attendions un colis de nappes en papier. Comme l’hôtel se trouve quand même à deux cents mètres environ de l’arrêt, je ne voulais pas obliger le chauffeur à le transporter jusqu’au bout. J’étais au volant de la 403 et je fumais une cigarette.

De l’autre côté de la route se trouve la coopérative vinicole. J’ai vu le facteur qui en sortait.

Il s’est approché de moi.

— Je vais vous donner le courrier puisque vous êtes là, ça m’évitera de m’arrêter.

Il me tendit un paquet de lettres, de factures et d’imprimés que je plaçai sur la banquette à côté de moi.

— J’ai aussi une lettre pour Mlle Brigitte Faure. Elle est ici ?

Depuis qu’il me voyait seul avec Agathe, il s’était bien rendu compte que non.

Avec un peu de mauvaise humeur, je répondis :

— Elle n’est pas là, en effet. D’où vient cette lettre ?

Il me la tendit et j’eus un choc en pleine poitrine. Elle portait en en-tête :

« Agence de spectacles Santy. Toulouse. »

Tout de suite j’ai eu envie de lire le contenu de cette lettre. Mais il me fallait jouer serré avec le facteur qui était tatillon.

— Comme elle doit venir ici, nous la lui remettrons.

Il m’a regardé avec méfiance.

— Et si elle ne vient pas ?

Je n’ai pas pu me retenir.

— Si vous deviez, comme vos collègues des villes, mettre vos lettres dans des boîtes, vous ne vous inquiéteriez pas de leur sort, n’est-ce pas ? Mlle Brigitte Faure, chez Mme Agathe Barnier, c’est ici.

Mon ton l’impressionna.

— Bon, gardez-la ! Puisque vous dites qu’elle va venir.

— Sinon, je la renverrai à son expéditeur.

Il remonta sur son vélo et s’éloigna. Je ne pouvais ouvrir franchement l’enveloppe.

Ce n’est que le soir, à la sauvette, que je réussis à la décoller. Voici ce qu’écrivait Santy :

« Chère Brigitte,

Voyez que malgré vos craintes, je ne vous garde pas rancune, (du moins à vous), de ce qui s’est passé en juillet dernier. J’ai au contraire cherché partout une bonne petite place pour vous et je crois l’avoir découverte. Il y une boîte qui se monte à Biarritz, le Coquelicot. Ils ont besoin d’une chanteuse d’orchestre et d’une strip-teaseuse. Le cachet serait assez intéressant et double. Pas loin de dix mille par soirée avec cinq jours assurés. Répondez-moi vite. Comme vous me le demandiez, je vous adresse le courrier ici. Bien à vous. J’espère que vous accepterez, bien qu’il n’y ait qu’un seul emploi de libre. »

Cette dernière phrase était soulignée, mais je me fichais bien de la rancune de Santy.

Brigitte était venue à Marseillan-Plage, mais elle n’en était pas repartie.