L’ÉTOILE BLEUE Le boiteux de Varsovie tome 1
Première série
Juliette Benzoni
Résumé :
Automne 1922... Quelques mois plus tôt, le prince Morosini - expert en joyaux anciens - a été contacté par le mystérieux Simon Aronov surnommé le « Boiteux de Varsovie ». Celui-ci lui a confié une mission périlleuse : retrouver quatre pierres précieuses dérobées lors du pillage du Temple de Jérusalem... La tradition veut que, regroupées, elles permettent aux enfants d’Israël de retrouver leur terre. Après avoir découvert l’ »Étoile bleue », le prince embarque pour l’Angleterre où serait la « Rose d’York », un fabuleux diamant dont la trace s’est perdue depuis plusieurs siècles. Commence alors une course folle semée d’embûches. Des ruelles sordides de l’East End aux somptueux manoirs de l’aristocratie, ils sont nombreux à convoiter la pierre précieuse, et ses adversaires sont prêts à tout pour contrer les projets du Boiteux.
Prince vénitien et antiquaire, Aldo Morosini a été mandaté par un mystérieux personnage surnommé le Boiteux de Varsovie, afin de retrouver les quatre pierres manquantes du pectoral du Grand Prêtre du Temple de Jérusalem, une réunion capitale car la tradition juive veut qu’Israël ne retrouve sa terre ancestrale que lorsque le joyau entièrement reconstitué pourra y revenir. Au risque de sa vie, au cours de multiples aventures semées d’embûches, le prince Aldo Morosini nous entraîne à la recherche de « L’Etoile bleue », de « La Rose d’York », de « l’Opale de Sissi » et du « Rubis de Jeanne la Folle ». Suspens, trahisons, amours jalonnent les quatre volumes de cette fresque.
Prologue LE RETOUR
Hiver 1918 – 1919
L’aurore était longue à venir. Elle l’est toujours en décembre mais la nuit semblait prendre un malin plaisir à s’attarder comme si elle ne pouvait se résigner à quitter la scène...
Depuis que le train avait franchi le Brenner où un obélisque flambant neuf marquait la nouvelle frontière de l’ex-empire austro-hongrois,
Aldo Morosini n’arrivait pas à garder les yeux fermés plus de quelques minutes, sans jamais trouver le sommeil. Dans le cendrier du compartiment vétuste où il était seul depuis Innsbruck, les mégots s’entassaient. Aldo allumait une nouvelle cigarette à celle qui allait s’éteindre et, pour dissiper la fumée, il dut baisser la vitre à plusieurs reprises. L’air glacé du dehors entrait alors avec les escarbilles crachées par la vieille locomotive, bientôt bonne pour la retraite. Mais les odeurs alpestres pénétraient elles aussi, senteurs de résineux et de neige mélangées à quelque chose de plus doux, d’à peine sensible mais qui appelait déjà les effluves familiers des lagunes.
Le voyageur attendait Venise comme, autrefois, il attendait une femme dans ce qu’il appelait sa « tour de guet ». Avec plus d’impatience, peut-être, car Venise, il le savait, ne le décevrait jamais.
Renonçant à fermer la fenêtre, il se laissa aller contre le velours élimé du compartiment de première classe aux marqueteries écaillées, aux miroirs ternis où, naguère encore, se reflétaient les uniformes blancs des officiers allant rejoindre la flotte autrichienne en rade de Trieste. Reflets évanouis d’un monde qui venait de basculer dans l’horreur et l’anarchie pour les vaincus, dans le soulagement et l’espoir pour les vainqueurs auxquels le prince Morosini se trouvait fort surpris d’appartenir.
La guerre en tant que telle s’était achevée pour lui le 24 octobre 1917. Il fit partie de cette immense cohorte des quelque trois cent mille prisonniers italiens capturés à Gaporetto avec trois mille canons. Ce qui lui valut de passer la dernière année dans un château du Tyrol devenu camp de prisonniers où, par faveur spéciale, il bénéficia d’une chambre, pas très grande mais qu’il occupait seul. Et cela pour une raison simple bien qu’assez irrégulière : avant la guerre et au cours d’une chasse en Hongrie, chez les Esterhazy, il s’était trouvé en compagnie du général Hotzendorf, alors tout-puissant.
Un type bien, cet Hotzendorf ! Capable d’éclairs de génie succédant à de dramatiques périodes de basses eaux. Au physique : un long visage intelligent barré d’une moustache « à l’archiduc » sous une brosse de cheveux blonds, avec des yeux songeurs d’une teinte incertaine. Dieu seul savait ce qu’il avait pu devenir après sa disgrâce survenue en juillet dernier à la suite de ses défaites sur le front italien d’Asiago ! La fin de la guerre le rendait à une sorte d’anonymat et le replaçait, pour Morosini, dans les limites d’une relation d’autrefois...
Le train atteignit Trévise vers six heures du matin sous des rafales de vent aigre. À présent, trente kilomètres séparaient encore le revenant de sa cité bien-aimée. Il alluma sa dernière cigarette d’une main qui tremblait un peu et en rejeta lentement la fumée. Celle-là était encore autrichienne. La prochaine aurait le goût divin de la liberté retrouvée.
Il faisait jour lorsque le convoi s’engagea sur la longue digue qui amarrait le vaisseau vénitien à la terre ferme. Un jour gris sous lequel la lagune luisait comme un étain ancien. La ville, enveloppée d’un brouillard jaune, pointait à peine et, par la vitre ouverte au maximum, entraient l’odeur salée de la mer et le cri des mouettes. Le cœur d’Aldo se mit à battre soudain au rythme si particulier des rendez-vous d’amour. Pourtant aucune épouse, aucune fiancée ne l’attendait au bout du double fil d’acier tendu par-dessus les flots. Sa mère, la seule femme qu’il n’eût jamais cessé d’adorer, venait de mourir, tout juste quelques semaines avant sa libération, ouvrant en lui une blessure rendue plus amère par le sentiment d’absurdité et la déception ; une blessure qui serait difficile à guérir. Isabelle de Montlaure, princesse Morosini, reposait à présent dans l’île San Michele sous le mausolée baroque proche de la chapelle Émilienne. Et tout à l’heure, le palais blanc posé comme une fleur sur le Grand Canal sonnerait creux et serait sans âme...
L’évocation de sa maison aida Morosini à repousser sa douleur : le train entrait en gare et il n’était pas convenable d’aborder Venise avec des larmes dans les yeux. Les freins grincèrent ; il y eut une secousse légère puis la locomotive libéra sa vapeur.
Aldo saisit, dans le filet, son mince bagage, sauta sur le quai et se mit à courir.
Lorsqu’il sortit de la gare, la brume se moirait de reflets mauves. Tout de suite, il vit Zaccaria debout près des marches descendant vers l’eau. Droit comme un I sous son chapeau melon et avec son long pardessus noir, le majordome des Morosini attendait son maître dans l’attitude rigide qui lui était devenue familière au point de lui constituer une seconde nature. Un maintien plutôt difficile à acquérir pour un Vénitien fougueux dont le physique, au temps de sa jeunesse, l’apparentait davantage à un ténor d’opéra qu’au maître d’hôtel d’une maison princière.
Les années jointes à la cuisine généreuse de sa femme Cecina enveloppèrent Zaccaria d’une sorte d’onctuosité, de formes plus imposantes et d’une assurance grâce auxquelles il atteignit presque cette majesté olympienne, un rien dédaigneuse, qu’il enviait depuis toujours à ses confrères britanniques. En même temps, chose curieuse, l’embonpoint révéla chez lui une ressemblance avec l’empereur Napoléon Ier, ce dont il se montra extrêmement fier. En revanche, ses façons solennelles avaient le don d’exaspérer Cecina, bien qu’elle sût que le cœur n’en souffrait pas. Elle répétait volontiers que, s’il la voyait tomber raide morte, le souci de sa dignité l’emporterait sur un chagrin dont elle ne doutait pas d’ailleurs, et que son premier mouvement serait un haussement de sourcil réprobateur devant un tel manque de tenue.