– Et mon déjeuner ? protesta Cecina apparue comme par enchantement.
– Il n’est pas encore midi et je n’en ai pas pour longtemps, je vais chez le pharmacien.
Elle prit feu tout de suite :
– Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ? ... Dio mio, je me disais aussi...
– Mais non, je ne suis pas malade. J’ai simplement envie d’aller dire bonjour à Franco.
– Bon, alors si c’est ça, rapporte-moi du calomel !
Admirant l’esprit pratique de sa cuisinière, Morosini quitta son palais par une porte de derrière et, à pied, gagna rapidement le Campo Santa Margherita où Franco Guardini tenait boutique. C’était son plus ancien camarade. Ils avaient fait ensemble leur première communion après avoir ânonné de concert les grands principes de l’Église sur les bancs du catéchisme.
Fils d’un médecin de Venise fort réputé, Guardini aurait dû suivre la trace de son père au lieu de devenir boutiquier comme celui-ci, indigné et un peu méprisant, le lui avait un jour jeté à la figure mais, passionné de chimie et de botanique alors que les corps de ses semblables ne lui inspiraient qu’un dégoût à peine dissimulé, Franco avait tenu bon même quand le professeur Guardini, tel un ange exterminateur barbu, l’avait chassé de chez lui après une assez vive altercation. Et c’est grâce à la princesse Isabelle, qui appréciait ce garçon sérieux et réfléchi, que Franco avait pu poursuivre ses études jusqu’à ce que la mort de son irascible père l’eût mis en possession d’une confortable fortune. Il avait alors remboursé jusqu’à la dernière lire, mais la reconnaissance qu’il vouait à sa bienfaitrice tenait de la vénération.
Il accueillit Morosini avec le lent sourire qui était, chez lui, le signe d’une joie extravagante, lui serra la main, lui tapa sur l’épaule, s’enquit de sa santé puis, comme s’il l’avait quitté la veille, lui demanda ce qu’il pouvait faire pour lui.
– L’idée que j’aie pu avoir l’envie de te revoir ne t’effleure même pas ? fit Aldo en riant. Mais si tu veux que nous parlions, emmène-moi dans ton cabinet.
D’un signe de tête, le pharmacien invita son ami à le suivre et ouvrit une porte prise dans la boiserie ancienne de son magasin. Une pièce apparut, réduite de moitié par les bibliothèques dont elle était entourée. Au milieu, un petit bureau flanqué de deux sièges. Le tout dans un ordre impressionnant.
– Je t’écoute ! Je te connais trop bien pour ne pas voir que tu es soucieux.
– C’est simple... ou plutôt non, ce n’est pas simple et je me demande si tu ne vas pas me prendre pour un fou, soupira Morosini en sortant son enveloppe et en la posant devant lui sur la table.
– Qu’est-ce que tu m’apportes là ?
– Regarde toi-même : je voudrais que tu m’analyses ça !
Franco ouvrit le petit paquet et examina le contenu.
– Ça vient d’où ?
– De la chambre de ma mère. C’était sous le lit. Je t’avoue que cette bestiole morte avec, dans la gueule, un morceau de ces pâtes de fruit qu’elle aimait m’a fait un effet bizarre. Je suis incapable de te dire ce que j’ai ressenti, mais une chose est certaine : quand j’ai voulu manger l’un des bonbons restés dans sa boîte quelque chose m’en a empêché.
Sans commentaires, Franco prit le tout et passa dans la pièce voisine qui était son laboratoire privé, celui où il se livrait à des recherches et à des expériences qui n’avaient pas toujours à voir avec la pharmacie. Morosini était venu souvent dans cette salle qu’il appelait « l’antre du sorcier » et où il avait pris la défense des souris et des cobayes que son ami gardait pour ses expériences mais, cette fois, il ne protesta pas quand le pharmacien alla chercher l’une de ses pensionnaires qu’il posa sur une table où il alluma une lampe puissante. Puis, à l’aide d’une pince minuscule, il fit manger à la souris le fragment trouvé sous le lit. La bestiole grignota la pâte sucrée avec un plaisir évident mais, quelques minutes plus tard, elle expirait sans souffrance apparente. Par-dessus ses lunettes, Franco regarda son ami devenu soudain aussi blanc que sa chemise.
– Tu n’es peut-être pas si fou que ça, après tout ? Voyons la suite !
À une autre souris, il fit manger la pâte rouge que Morosini n’avait pas absorbée, et, cette fois encore, l’animal passa tout bonnement de vie à trépas.
– Ce sont les confiseries que la princesse Isabelle gardait dans sa chambre ?
– Oui. Son péché mignon. Nous en avons mangé pas mal quand nous étions gamins. Je n’arrive même pas à comprendre comment elle pouvait s’en procurer encore pendant la guerre.
– Elle les faisait venir du midi de la France et apparemment elle n’a jamais eu de difficultés. Tu devrais aller me chercher le reste de ces sucreries. Pendant ce temps, je vais essayer de savoir de quoi sont mortes les souris...
– Entendu, mais je ne reviendrai qu’après déjeuner sinon Cecina va me faire un scandale. Tu penses bien qu’elle m’a préparé un festin. À propos... tu ne veux pas venir le manger avec moi ?
– Non, merci. Cette histoire m’intrigue et m’a coupé l’appétit.
– Je n’ai pas très faim non plus... Ah, j’allais oublier ! Veux-tu me donner du calomel pour Cecina ?
– Encore ? Mais elle en fait des tartines, ma parole ?
Néanmoins, il emplit un petit flacon de chlorure mercureux en poudre :
– Tu diras à cette grosse gourmande que si elle mangeait moins de chocolat, elle n’aurait pas si souvent besoin de ça...
Un quart d’heure plus tard, Morosini, l’appétit coupé et l’esprit ailleurs, s’attablait devant le fastueux repas de Cecina.
Le déjeuner à peine fini, il déclara en se levant de table qu’il avait besoin d’aller marcher un peu, après quoi il s’en irait rendre visite à sa cousine Adriana. Zian devrait tenir la gondole prête pour quatre heures.
Un moment plus tard, avec le reste des pâtes de fruit, il se retrouvait dans le laboratoire de Guardini. La mine de celui-ci, toujours si sereine, avait subi une curieuse transformation. Derrière les verres brillants de ses lunettes, son regard était soucieux et de grands plis se creusaient sur son front. Morosini n’eut même pas le temps de poser une question.
– Tu as le reste ?
– Voilà. J’ai fait deux paquets, l’un avec ce qu’il y avait dans l’armoire et l’autre avec le reliquat de la bonbonnière.
Deux souris furent conviées à ce qui pouvait être leur dernier repas mais une seule mourut : celle qui avait mangé un bonbon provenant du petit drageoir.
– Je crois que la preuve est faite, soupira le pharmacien en ôtant ses lunettes pour les essuyer. Il y a là-dedans de l’hyoscine. Un alcaloïde dont les pharmaciens ne se servent guère et comme il n’a pas dû venir tout seul, il faut que quelqu’un l’y ait mis... Ça ne va pas ?
Devenu soudain très pâle, Aldo cherchait le secours d’une chaise. Sans répondre, il se prit la tête à deux mains pour essayer de cacher ses larmes. En dépit des craintes encore vagues qu’il éprouvait jusque-là, il y avait au fond de lui-même quelque chose qui refusait de croire que l’on ait pu vouloir faire du mal à sa mère. Tout son être se révoltait devant l’évidence. Comment admettre, en effet, que quelqu’un ait décidé, froidement, la mort d’une femme innocente et bonne ? Dans l’âme meurtrie du fils, le chagrin se mêlait à l’horreur et à une colère qui menaçait de tout balayer s’il ne la maîtrisait pas.
Respectant la douleur de son ami, Franco gardait le silence. Au bout d’un moment, Morosini laissa retomber ses mains, montrant sans honte ses yeux rougis...
– Cela veut dire qu’on l’a tuée, n’est-ce pas ?
– Sans aucun doute. D’ailleurs, je peux bien te l’avouer à présent, la brutalité de l’arrêt cardiaque diagnostiqué par le médecin m’a troublé. Pour moi qui connaissais bien son état de santé, c’était assez inexplicable, mais la nature réserve parfois des surprises plus grandes encore. Ce que je ne comprends pas, c’est la raison d’un acte aussi odieux...