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– Elle est trop jeune pour une existence aussi sévère, disait-elle. Je souhaite qu’elle se remarie et qu’elle ait des enfants : elle ferait une mère admirable.

Mais Adriana ne voulait pas se remarier. Ce dont Aldo se réjouissait égoïstement. Tout juste sorti des amours enfantines, il vouait alors à sa cousine les désirs impétueux de sa jeune virilité, fasciné qu’il était par son fin profil, ses lignes harmonieuses, sa taille souple, sa démarche involontairement onduleuse et la manière inimitable qu’elle avait, étant légèrement myope, de voiler par instants son beau regard velouté sous un gracieux face-à-main d’or ciselé.

Qu’elle en eût conscience ou non, la beauté de la jeune veuve était voluptueuse et le tout jeune homme rêvait, nuit après nuit, de dénouer les magnifiques cheveux noirs qu’Adriana portait tordus sur sa nuque mince en un lourd chignon lustré. Adriana le traitait en jeune frère, mais le jour où, en l’embrassant, il eut l’audace de laisser sa bouche glisser de la joue à la commissure des lèvres de sa cousine, elle le repoussa d’un air si farouche qu’il se garda bien de recommencer. Et puis le temps passa.

La retenue qu’elle avait toujours manifestée envers lui n’en rendait que plus étonnante la chaleur de son accueil, surtout sous les yeux d’un serviteur. Et puis, à mieux la regarder, il put noter des  différences : le léger maquillage d’abord qui rehaussait – oh à peine ! – le teint d’ivoire chaud, la robe de velours épousant de plus près les tendres courbes d’un corps parvenu à cet instant de son épanouissement où l’on devine que la rose largement ouverte va bientôt abandonner ses pétales. Le parfum aussi, plus chaud, plus poivré... A le respirer, Aldo qui durant sa captivité n’avait rencontré aucune jolie femme sentit l’ancien désir lui revenir. Peut-être la comtesse devina-t-elle ce qu’il éprouvait car, sous couleur de lui offrir un verre de marsala, elle vint s’asseoir assez près de lui.

– Ainsi, fit-elle avec un sourire où l’ironie servait de masque à une coquetterie nouvelle, tu me trouves toujours belle ? ... Autant qu’en ce temps, déjà lointain hélas, où tu étais amoureux de moi ?

– Je l’ai toujours été un peu, fit-il.

– Il y eut une époque où tu l’étais beaucoup, dit-elle en riant.

Mais il ne lui permit pas de continuer sur ce chemin glissant. La pensée lui venait, en effet, que, s’il tentait un geste tendre, un autre pourrait suivre et que cette robe, dont le profond décolleté en V se voilait assez hypocritement d’un volant de mousseline blanche, ne demandait peut-être qu’à glisser. Or, en dépit de l’émoi qu’il éprouvait, il ne voulait pas se laisser entraîner. Il fallait couper court à ce marivaudage :

– C’est vrai, je t’ai aimée, dit-il avec un sourire qui corrigea la soudaine gravité du ton.

Adririana, je ne suis pas venu parler de ce passé-là mais d’un autre, vieux de trois mois et très douloureux. En regrettant seulement qu’il envahisse cette première visite. Elle aurait dû être consacrée tout entière à l’affection et à la joie de nous retrouver.

Le beau visage à l’ovale parfait pâlit et se chargea de tristesse tandis qu’Adriana reculait en s’adossant aux coussins du canapé.

– La mort de tante Isabelle, murmura-t-elle. C’est tout naturel, mais que puis-je en dire que Zaccaria ou Cecina ne t’ait appris ?

– Je ne sais pas, je voudrais que tu me racontes toi-même et par le détail ce dernier soir où tu l’as vue vivante.

Les yeux noirs s’emplirent de larmes.

– Est-ce indispensable ? Je ne te cache pas que ce souvenir est si douloureux que je me reproche encore de ne pas être restée auprès d’elle toute la nuit. Si j’avais été là, j’aurais pu appeler son médecin, l’aider, mais je ne la croyais pas malade à ce point...

Touché par ce chagrin, il se pencha pour prendre les deux mains de la jeune femme :

– Je sais que tu aurais fait l’impossible pour elle ! Cependant si je te supplie de fouiller ta mémoire au risque de te faire mal, j’ai pour cela une raison grave...

– Laquelle ?

– Je te l’apprendrai après. Raconte d’abord !

– Que puis-je dire ? Ta mère venait d’avoir un rhume qui l’avait fatiguée mais lorsque je suis arrivée, elle m’a paru remise. Nous avons pris le thé ensemble dans le salon des Laques et tout allait pour le mieux jusqu’au moment où elle s’est levée pour m’accompagner lorsque j’allais partir. Elle a eu alors une sorte d’étourdissement. J’ai appelé sa femme de chambre. Elle était allée faire une course et c’est Cecina qui est accourue. Le malaise d’ailleurs semblait passé. Tante Isabelle reprenait un peu couleur, néanmoins nous avons toutes les deux insisté pour qu’elle aille se coucher et comme Cecina avait sur le feu des confitures qui menaçaient de brûler, je me suis proposée pour l’assister. Elle ne voulait pas, mais elle m’avait trop inquiétée. J’ai tenu bon et je l’ai aidée à se mettre au lit. Elle n’a pas voulu que j’appelle le médecin en disant qu’elle avait très envie de dormir. Je l’ai donc laissée en demandant à Cecina de ne pas la déranger, qu’elle ne voulait même pas dîner... Et puis le lendemain matin, Zaccaria m’a téléphoné pour m’annoncer... Rien ne laissait supposer... rien !

Incapable de contenir plus longtemps son émotion, Adriana se mit à pleurer.

– Tu n’as rien à te reprocher, et comme tu le dis, personne ne pouvait imaginer que mère allait nous quitter si vite... ni surtout dans de telles conditions !

– Oh, pour elle, ces conditions n’ont pas été aussi cruelles que pour nous. Elle est morte dans son sommeil et, vois-tu, c’est ma consolation ! Mais tu avais quelque chose de grave à me dire ?

– Oui, et je te supplie de me pardonner. Il faut que toi au moins tu saches : maman n’est pas morte naturellement. On l’a assassinée...

Il attendait un cri ; il n’y eut qu’un hoquet. Et soudain, en face de lui, un masque pétrifié d’où toute vie semblait absente. Il craignit qu’Adriana ne fût en train de perdre connaissance mais comme il allait la prendre aux épaules pour la secouer, il l’entendit souffler :

– Tu es... fou... Ce n’est pas possible ? ...

– Non seulement c’est possible, mais j’en suis certain. Attends !

Cherchant autour de lui, son regard trouva le verre de marsala auquel la jeune femme n’avait pas touché. Il le prit pour lui en faire boire quelques gouttes mais, le saisissant, elle le vida d’un trait. Puis ressuscita. Les yeux reprirent vie, la parole s’affermit...

– As-tu prévenu la police ?

– Non. Ce que j’ai trouvé paraîtrait peut-être un peu mince et j’ai l’intention de chercher moi-même le meurtrier. Aussi te demanderai-je de garder pour toi ce que je viens de t’apprendre. J’entends éviter à la mémoire de ma mère toute publicité de mauvais aloi et à son corps l’outrage d’une autopsie. D’ailleurs, je n’ai guère confiance dans nos sbires vénitiens. Ils n’ont jamais été à la hauteur de ceux du Conseil des Dix[iii]... Je n’aurai pas de mal à faire mieux qu’eux.