Havelock était attablé seul, une de ses mains enserrant une flûte. Lorsque son équipier s’assit, il tourna la tête vers lui, prêt à s’emporter, les narines frémissantes et les yeux agrandis. Puis la surprise le saisit. Et quelque chose comme une gêne maussade.
— Miller, dit-il. Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
Dans les tunnels au-dehors, il aurait hurlé. Ici il parvint tout juste à se faire entendre de son collègue.
— Je n’avais pas grand-chose à faire dans ma piaule, répondit Miller. J’ai pensé venir chercher la bagarre, pour m’occuper.
— C’est une bonne nuit pour ça.
Il avait raison. Même dans les bars qui servaient les gens venus des planètes intérieures, le mélange était rarement meilleur qu’un Terrien ou un Martien pour dix. En scrutant la foule, Miller constata que les hommes et femmes à la silhouette plus petite et ramassée en composaient près d’un tiers.
— Un vaisseau est arrivé ? demanda-t-il.
— Ouais.
— De la FCTM ?
La Flotte de la coalition Terre-Mars passait souvent par Cérès sur son trajet pour Saturne, Jupiter et les stations de la Ceinture, mais Miller n’avait pas assez prêté attention à la position respective des planètes pour connaître toutes leurs orbites. Havelock secoua la tête.
— La sécurité d’une entreprise qui effectue une rotation depuis Éros. Protogène, je crois.
Une serveuse apparut auprès de Miller, tatouages glissant sur sa peau, dents brillantes dans la lumière noire. Il prit la boisson qu’elle lui proposait. Eau de Seltz.
Il se pencha vers Havelock, assez près pour se faire entendre sur un ton normal :
— Tu sais, peu importe le nombre de leurs culs que tu botteras. Shaddid ne t’appréciera pas plus pour ça.
Havelock redressa vivement la tête et le regarda. La colère dans ses yeux masquait mal la honte et la peine.
— C’est la vérité, ajouta Miller.
Son partenaire se leva en chancelant et se dirigea vers la sortie. Il essayait de marcher d’un pas lourd, mais dans la pesanteur tournante de Cérès et à cause de son état d’ébriété, il n’y arrivait pas très bien et donnait plutôt l’impression de sautiller. Le verre à la main, Miller se glissa dans son sillage et calma d’un sourire et d’un haussement d’épaules les visages offensés que son partenaire laissait derrière lui.
Les tunnels publics près du spatioport étaient couverts d’une couche de crasse et de graisse que les assainisseurs d’air et les produits d’entretien n’arrivaient pas à éradiquer. Havelock sortit, la tête rentrée dans les épaules, les lèvres serrées et la rage irradiant de sa personne comme de la chaleur. Mais les portes de La Grenouille Bleue se refermèrent derrière eux, et leur hermétisme parfait coupa la musique comme si quelqu’un l’avait éteinte. Le pire du danger était passé.
— Je ne suis pas saoul, dit Havelock d’une voix trop forte.
— Je n’ai pas dit que tu l’étais.
Il se retourna et pointa un index accusateur sur la poitrine de Miller.
— Et toi, tu n’es pas ma nounou.
— C’est vrai, ça aussi.
Ils marchèrent ensemble pendant environ un quart de kilomètre. Les enseignes à cristaux liquides étincelants étaient autant d’invites. Bordels et salons de shoot, cafés et clubs de poésie, casinos et spectacles de combats. L’air sentait l’urine et la nourriture périmée. Havelock commença à ralentir, et ses épaules se rabaissèrent peu à peu.
— J’ai bossé aux homicides à Terrytown, dit-il. J’ai fait trois ans aux mœurs à L-5. As-tu seulement idée de ce que c’est ? Ils faisaient le commerce d’enfants, là-bas, et je suis un des trois types qui ont mis fin à ça. Je suis un bon flic.
— Oui, tu es un bon flic.
— Foutrement bon.
— Oui.
Ils passèrent devant un bar à nouilles. Un hôtel à capsules individuelles, un terminal public dont le bandeau déroulait les dernières nouvelles : LA STATION SCIENTIFIQUE PHŒBÉ SOUFFRE DE PROBLÈMES DE COMMUNICATION. LE NOUVEAU JEU ANDREAS K RAPPORTE 6 MILLIARDS DE DOLLARS EN QUATRE HEURES. PAS D’ACCORD SUR LE CONTRAT DU TITANIUM ENTRE MARS ET LA CEINTURE. Les messages défilaient devant les yeux d’Havelock, mais il ne les lisait pas.
— Je suis un flic foutrement bon, répéta-t-il et, un moment plus tard : Alors pourquoi, merde ?
— Ce n’est pas toi. Les gens te regardent, et ils ne voient pas Dmitri Havelock, un bon flic. Ils voient la Terre.
— Conneries, ça. J’ai passé huit ans sur les stations orbitales et sur Mars avant d’être envoyé ici. J’ai bossé sur Terre peut-être six mois, au total.
— La Terre. Mars. Ils ne sont pas très différents, fit remarquer Miller.
— Essaie de dire ça à un Martien, répliqua Havelock avec un rire aigre. Il te bottera le cul.
— Je ne voulais pas dire… Écoute, je ne doute pas qu’il y ait toutes sortes de différences. La Terre déteste Mars parce que Mars a une flotte bien meilleure. Mars déteste la Terre parce que la Terre a une flotte plus grande. Peut-être que le foot est mieux en pesanteur normale, peut-être que c’est pire. Je n’en sais rien. Je veux juste dire que pour n’importe qui d’aussi éloigné du soleil, il s’en fout. À cette distance, tu peux couvrir la Terre et Mars avec ton pouce. Et…
— Et je ne suis pas à ma place ici.
Derrière eux, la porte du bar à nouilles s’ouvrit et quatre Ceinturiens en uniforme gris-vert sortirent. L’un d’eux portait sur sa manche le cercle fendu de l’Alliance des Planètes extérieures. Miller se raidit, mais le quatuor ne vint pas dans leur direction, et son équipier ne le vit même pas. Il s’en était fallu de peu.
— Je le savais, dit Havelock. Quand j’ai accepté ce contrat avec Hélice-Étoile, je savais que je devrais y mettre du mien pour me faire accepter. Je pensais que ce serait pareil que n’importe où ailleurs, tu comprends ? Tu te pointes, on te rudoie un peu pendant quelque temps, et puis on voit que tu assures et on te traite comme un membre de l’équipe. Ce n’est pas comme ça, ici.
— C’est vrai.
Havelock secoua la tête, cracha sur le sol et considéra la flûte dans sa main.
— Je crois que nous avons volé des verres à La Grenouille Bleue, dit-il.
— Et nous sommes sur une voie publique avec de l’alcool non cacheté, dit Miller. Enfin, toi, au moins. Moi, c’est de l’eau de Seltz.
Havelock s’esclaffa, mais on sentait du désespoir dans cet éclat, et quand il reprit la parole, ce fut d’un ton plein de regret :
— Tu penses que je suis descendu ici dans le but de me cogner avec des gens des planètes intérieures, pour que Shaddid, Ramachandra et tous les autres aient une meilleure opinion de moi.
— L’idée m’a traversé l’esprit.
— Tu te trompes.
— D’accord, dit Miller, certain pourtant d’avoir vu juste.
Havelock leva sa flûte.
— On rapporte les verres ? fit-il.
— Et si on allait plutôt au Distinguished Hyacinth Lounge ? proposa Miller. C’est moi qui régale.
Le Distinguished Hyacinth Lounge était situé trois niveaux plus haut, assez loin pour que les piétons venus du spatioport y soient très peu nombreux. Et c’était un bar de flics. Ceux de Hélice-Étoile composaient la majeure partie de la clientèle, mais des membres des forces de sécurité de firmes moins importantes – Protogène, Pinkwater, Al Abbiq – y traînaient aussi. À plus de cinquante pour cent, Miller estimait le dernier accès dépressif de son partenaire en voie de rémission, mais s’il faisait erreur mieux valait garder les choses en famille.
Le décor était purement ceinturien : tables pliantes et chaises de vaisseaux à l’ancienne rivées aux murs et au plafond, comme si la pesanteur risquait de disparaître à tout moment. Des plantes aux branches sinueuses et du lierre du Diable – élément de base du recyclage de l’air de première génération – décoraient les murs et les piliers non encastrés. La musique était assez douce pour qu’on puisse s’entendre, et assez forte pour que les conversations privées le restent. Le premier propriétaire, Javier Liu, était un ingénieur civil venu de Tycho pendant la grande rotation et qui s’était assez plu sur Cérès pour y rester. C’était maintenant ses petits-enfants qui dirigeaient l’établissement. Javier II se tenait derrière le comptoir et discutait avec la moitié du service des mœurs. Miller ouvrit le chemin vers le fond de la salle et au passage salua de la tête les hommes et les femmes qu’il connaissait. Alors qu’il s’était montré prudent et diplomate à La Grenouille Bleue, ici il adoptait une attitude crânement mâle. Dans les deux cas, c’était un personnage qu’il jouait.