Lorsque Kate, la fille de Javier III, et donc la quatrième génération pour le même bar, repartit de leur table avec les verres de La Grenouille Bleue sur son plateau, Havelock prit la parole :
— Alors, c’est quoi, cette enquête privée super-secrète dont Shaddid t’a chargé ? Ou est-ce qu’un simple Terrien n’a pas à le savoir ?
— C’est ce qui t’a mis en rogne ? répondit Miller. Ce n’est rien. Des actionnaires ont perdu la trace de leur fille. Ils veulent que je la retrouve et que je la ramène à la maison. Une mission de merde.
— Ça m’a l’air plus dans leurs cordes, non ? fit Havelock en désignant d’un mouvement de menton les membres des mœurs.
— La fille n’est pas une mineure. Il s’agit de la kidnapper.
— Et tu es doué pour ça ?
Miller se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Havelock attendait, et il eut l’impression désagréable que les rôles s’étaient inversés.
— C’est mon boulot, dit-il.
— Ouais, mais nous parlons d’une adulte, là, non ? Ce n’est pas comme si elle ne pouvait pas rentrer d’elle-même si elle le voulait. Mais au lieu de ça, ses parents demandent aux forces de sécurité de la ramener à la maison, qu’elle soit d’accord ou pas. Ce n’est plus une opération de maintien de l’ordre. Ce n’est même pas dans les attributions des forces de sécurité de la station. C’est des familles à problèmes qui se servent de leur pouvoir.
Miller se remémora la fille mince à côté de sa chaloupe de course. Son grand sourire.
— Je te l’ai dit, c’est un boulot de merde, lâcha-t-il.
Kate Liu revint, avec sur son plateau une bière locale et un verre de whiskey. Miller fut heureux de cette diversion. La bière était pour lui. Légère et parfumée, avec juste la touche subtile d’amertume qu’il fallait. Une écologie fondée sur les levures et la fermentation donnait des breuvages très fins.
Havelock sirota son whiskey. Miller y vit le signe qu’il ne cherchait plus à s’enivrer. Rien de tel que retrouver les gars du bureau pour ne plus avoir envie de perdre les pédales.
— Eh ! Miller ! Havelock ! lança une voix familière.
Yevgeny Cobb, des homicides. Miller lui fit signe de les rejoindre, et la conversation roula sur les fanfaronnades de l’inspecteur et sa résolution d’une affaire particulièrement laide. Trois mois d’enquête pour découvrir d’où venaient les toxines, et pour finir l’enterrement de la victime était pris en charge par l’assurance, et une pute du marché parallèle était renvoyée sur Éros.
À la fin de la soirée, Havelock riait et plaisantait avec les autres. S’il y avait de temps à autre un regard en biais ou une petite pique, il ne semblait pas en être dérangé.
Miller se rendait au bar pour commander une autre tournée quand son terminal sonna. Et cinquante autres dans la salle. Il sentit son ventre se nouer tandis que ses collègues et lui-même sortaient leur appareil de leur poche.
Le capitaine Shaddid était visible sur son écran. Son regard un peu vague était empli d’une fureur difficilement contenue. Elle était l’image même d’une femme de pouvoir qu’on vient de tirer du lit.
— Mesdames et messieurs, dit-elle, quoi que vous fassiez, laissez tomber et rendez-vous à votre poste pour y recevoir des ordres en urgence. Nous sommes confrontés à une situation délicate.
“Il y a dix minutes, un message crypté et signé nous est parvenu, envoyé de la région de Saturne. Nous n’avons pas confirmation de son authenticité, mais les signatures correspondent aux clef enregistrées. J’ai interdit sa diffusion, mais nous sommes en droit de penser qu’un trou-du-cul quelconque va le faire passer sur le réseau, et ce sera le bordel cinq minutes après. Si vous êtes auprès d’un civil, coupez immédiatement. Pour les autres, voici à quoi nous sommes confrontés.
Shaddid se déplaça sur le côté et pianota sur l’interface de son système. L’écran vira au noir, puis le visage et les épaules d’un homme l’occupèrent. Il était vêtu d’une combinaison pressurisée orange et avait ôté son casque. Un Terrien, la trentaine passée. Le teint pâle, les yeux bleus, les cheveux noirs coupés court. Avant même qu’il ouvre la bouche, Miller détecta les signes d’un choc et de la colère dans ses yeux et dans la façon dont il tendait la tête en avant.
— Je m’appelle James Holden.
5
Holden
Dix minutes passées à deux g, et Holden commençait à avoir mal au crâne. Mais McDowell leur avait ordonné de revenir au plus vite. Le Canterbury faisait chauffer son énorme propulseur, et Holden ne voulait pas rater le départ.
— Jim ? Il se peut que nous ayons un problème, ici.
— Je vous écoute.
— Becca a trouvé quelque chose, et c’est suffisamment étrange pour me filer une trouille de tous les diables. Nous rentrons immédiatement.
— Alex, encore combien de temps ? demanda Holden pour la troisième fois en dix minutes.
— Encore une heure. Vous voulez qu’on prenne le jus ? demanda Alex.
Dans l’argot des pilotes, prendre le jus signifiait une accélération de plusieurs g qui plongerait dans l’inconscience tout être humain ne s’étant pas fait administrer les médicaments appropriés. Le jus était ce cocktail de drogues que le siège du pilote lui injecterait afin qu’il reste éveillé, alerte et, avec de la chance, préservé d’une attaque cardiaque alors que son corps pèserait cinq cents kilos. Holden avait recouru au jus à de multiples reprises quand il était dans la Flotte, et la descente qui suivait était désagréable.
— Pas si ce n’est pas indispensable, répondit-il.
— Comment ça, étrange ?
— Becca, raccordez-le. Jim, je tiens à ce que vous voyiez ce que nous voyons.
De la langue, Holden décrocha un comprimé d’analgésique de l’intérieur de son casque, et pour la cinquième fois il se repassa ce que les senseurs de Becca avaient enregistré. La chose dans l’espace se trouvait à environ deux cent mille kilomètres du Canterbury. Selon le scan du transport, le relevé montrait une fluctuation, la fausse couleur gris-noir développant graduellement un pourtour plus doux. C’était une hausse de température limitée, moins de deux degrés. Holden n’en revenait pas que Becca l’ait détectée. Il prit note de lui rédiger un rapport louangeur la prochaine fois qu’elle serait éligible à une promotion.