Miller n’avait eu aucune sensation d’accélération. À quelle vitesse pouviez-vous aller si vous ne la sentiez même pas ?
Presque sans en avoir conscience, Holden activa l’interrupteur du moteur principal. En quelques secondes il fut en chute libre, ravagé par la toux alors que ses organes tentaient de retrouver leur place d’origine à l’intérieur de son corps. Quand il eut récupéré assez pour prendre une vraie et profonde inspiration, la première depuis des heures, Alex le contacta sur le système comm interne :
— Chef, vous avez coupé les moteurs ?
— Ouais, c’était moi. Terminé pour nous. Éros nous échappera, quoi que nous fassions. Nous retardions seulement l’inévitable, en risquant la mort de tout l’équipage par la même occasion.
Naomi fit pivoter son siège et lui adressa un petit sourire triste. L’accélération lui avait laissé en souvenir un œil poché.
— Nous avons fait de notre mieux, dit-elle.
Holden réussit à s’extraire de son siège, au prix d’une poussée si violente qu’il se contusionna les avant-bras contre le plafond. Une autre impulsion et il colla son dos à une cloison en saisissant le support d’un extincteur pour maintenir cette position. De l’autre côté du pont, Naomi l’observait, et ses lèvres dessinaient un O comique de surprise. Il savait qu’il devait avoir l’air ridicule, comme un gamin irritable en pleine crise, mais il ne pouvait pas s’arrêter. Il lâcha sa prise et se laissa flotter jusqu’au centre de l’espace. Il ne s’était pas rendu compte que de son poing libre il avait martelé la cloison. Il en prenait conscience maintenant, grâce à l’élancement dans sa main.
— Bordel, gronda-t-il. Bordel de merde.
— Nous…, voulut dire la jeune femme, mais il l’interrompit aussitôt :
— Nous avons fait de notre mieux ? Et alors, quelle putain de différence est-ce que ça fait ? dit-il, en nageant dans une brume rouge qui ne devait pas tout aux drogues. J’ai aussi fait de mon mieux pour le Canterbury. J’ai essayé de faire ce qu’il fallait quand j’ai laissé le Donnager nous arraisonner. Est-ce que toutes mes bonnes intentions ont changé quoi que ce soit à ce merdier ?
Le visage de Naomi se figea. Ses paupières s’abaissèrent un peu, et elle le regarda les yeux presque mi-clos. Ses lèvres pressées l’une contre l’autre étaient décolorées. Ils voulaient que je te tue, pensa Holden. Ils voulaient que je tue tout mon équipage juste au cas où Éros n’aurait pas été capable de dépasser quinze g, et je n’ai pas pu. La culpabilité, la colère et la tristesse s’affrontaient en lui pour former quelque chose de ténu et d’étranger. Il n’arrivait pas à mettre un nom sur cette sensation.
— Tu es la dernière personne que je m’attendrais à entendre s’apitoyer sur son sort, dit-elle d’une voix crispée. Où est passé le capitaine qui demande tout le temps : “Qu’est-ce que je peux faire tout de suite pour arranger les choses ?”
D’un geste ample, il montra tout l’appareillage qui l’entourait.
— Dis-moi quelle touche enfoncer pour empêcher que tous les habitants de la Terre meurent, et je l’enfoncerai.
Tant que ça ne risque pas de te tuer.
— Je descends voir comment va Amos, déclara-t-elle, et elle ouvrit l’écoutille de pont. Je suis ton officier détecteur, Holden. La surveillance des lignes de communication fait partie de mes attributions. Je suis au courant de ce que Fred a demandé.
Il ne trouva rien à dire, et elle disparut de son champ de vision. L’écoutille claqua sur elle avec une force qui n’était pas supérieure à la normale mais qui lui parut énorme.
Il appela le cockpit et dit à Alex de faire une pause et de prendre un café. Le pilote s’arrêta en chemin quand il fut sur le pont, comme s’il voulait parler, mais Holden le congédia d’un geste. Alex haussa les épaules et partit.
La sensation désagréable au creux de son estomac avait pris racine et s’était épanouie en un sentiment de panique qui faisait trembler ses membres. La part de lui-même vicieusement vindicative et portée à l’autodestruction insistait pour que son esprit passe en continu le film d’Éros se précipitant vers la Terre. L’astéroïde s’abattrait du ciel dans un fracas terrifiant, vision devenue réalité de l’apocalypse de toutes les religions, et le feu, les séismes et une pluie pestilentielle ravageraient les terres. Mais chaque fois qu’Éros percutait la Terre dans son esprit, c’était l’explosion du Canterbury qu’il revoyait. Une lumière blanche horriblement soudaine, puis plus rien que le son des galets de glace bombardant la coque de son vaisseau dans une grêle inoffensive.
Mars survivrait, au moins quelque temps. Dans la Ceinture, certaines poches tiendraient encore plus longtemps, probablement. Ses habitants avaient l’habitude de se débrouiller, de survivre avec presque rien, en puisant au fond de leurs ressources exsangues. Mais au final, sans la Terre tout périrait. Les humains étaient restés hors du puits de gravité pendant longtemps. Assez longtemps pour développer la technologie leur permettant de couper ce cordon ombilical, mais ils n’avaient simplement jamais pris la peine de le faire. Ils avaient stagné. Malgré son désir intense de se précipiter dans chaque poche vivable qu’elle pouvait atteindre, l’humanité s’était mise à stagner. Elle s’était contentée de voler ici et là dans des vaisseaux conçus un demi-siècle auparavant, en utilisant une technologie qui n’avait pas progressé depuis plus longtemps encore.
La Terre avait été tellement obnubilée par ses propres problèmes qu’elle avait ignoré ses enfants éloignés, sauf quand il s’agissait d’exiger sa part de leurs réalisations. Mars avait soumis sa population entière à la tâche de remodeler la planète, qui de rouge était devenue verte. Une tentative de créer une nouvelle Terre, dans le but de ne plus dépendre de l’ancienne. Et les Ceinturiens étaient devenus les citoyens de seconde zone du système solaire. Trop occupés à survivre pour passer le moindre temps à créer quelque chose de nouveau.
Nous avons trouvé la protomolécule au moment précis où elle pouvait nous causer le plus de ravages, pensa-t-il.
Toute cette histoire avait ressemblé à un raccourci inespéré. Une façon d’éviter de faire des efforts, l’opportunité de passer directement au statut divin. Et cela faisait si longtemps que rien ne représentait plus une menace réelle pour l’humanité, à part elle-même, que personne n’avait été assez malin pour avoir peur. Dresden l’avait dit : les créatures qui avaient conçu la protomolécule, qui l’avaient chargée sur Phœbé et lancée vers la Terre étaient déjà pareilles à des dieux quand les ancêtres de l’humanité pensaient que la photosynthèse et les flagelles représentaient des technologies de pointe. Mais il avait accepté leur antique engin de destruction, et il l’avait activé quand même, parce que, à bien y regarder, les humains étaient restés des singes trop curieux. Il fallait toujours qu’ils triturent tout ce qu’ils trouvaient pour voir ce qui se passait.