Il rangea son terminal et tendit les mains vers la fine ligne de séparation entre les deux battants. Un. Deux. Les battants bougèrent d’un centimètre à peine, et des flocons de cette matière noire tombèrent en une pluie très fine. Voilà. Trois.
Quatre.
Il reprit son terminal, réenclencha le mécanisme.
Cette saloperie refusait tout simplement de fonctionner.
Il s’assit sur le sol à côté du chariot. L’émission d’Éros murmurait toujours, apparemment inconsciente du petit intrus qui grattait la peau de la station. Il emplit lentement ses poumons d’air, au maximum. Les portes ne bougèrent pas. Il fallait pourtant qu’il les franchisse.
Naomi n’allait pas aimer.
De sa main libre, il desserra la sangle métallique autour de la bombe jusqu’à ce qu’elle puisse basculer un peu d’avant en arrière. Avec beaucoup de précautions et sans aucune hâte, il en souleva le coin. Ensuite, et tout en surveillant l’écran de données spécifiant son état, il coinça son terminal sous l’engin et le disposa de sorte que le coin de métal appuie fortement sur la touche “entrée”. Le mécanisme resta au vert. Si la station tremblait ou bougeait, il aurait toujours un délai de cinq secondes pour récupérer le boîtier.
Ce qui devrait suffire.
Des deux mains il tenta d’écarter les battants. Un peu plus de cette croûte noirâtre tomba en poussière quand il ouvrit suffisamment les portes pour voir ce qu’il y avait de l’autre côté. Le tunnel se dessinait presque uniquement en courbes, car les excroissances sombres avaient empli les angles jusqu’à ce que le passage ressemble à un vaisseau sanguin géant desséché. Les seules sources lumineuses provenaient de la torche incorporée à son casque et d’un million de minuscules points brillants qui tournoyaient dans l’air comme des lucioles bleues. Au rythme des pulsations de l’émission d’Éros, et quand celles-ci se faisaient plus sonores, les lucioles s’éteignaient presque, avant de réapparaître. Les senseurs de la combinaison pressurisée détectaient un air respirable, quoique avec des concentrations inattendues d’argon, d’ozone et de benzène.
Un des points luminescents passa à côté de lui en tourbillonnant sur des courants qu’il ne pouvait pas sentir. Miller l’ignora et continua son effort. Centimètre par centimètre, il agrandissait l’écart entre les battants. Il put bientôt passer un bras par l’ouverture et tâter la croûte noire sur le sol. Elle paraissait assez solide pour supporter le poids du chariot. C’était un cadeau du ciel. S’il s’était agi d’une boue extraterrestre lui montant au genou, il aurait dû trouver un autre moyen de déplacer la bombe. Il aurait déjà assez de difficultés à faire avancer le chariot sur cette surface courbe.
Pas de repos pour les méchants, dit Julie Mao dans son esprit. Pas de paix pour les gentils.
Il se remit au travail.
Quand enfin les battants furent assez écartés pour être franchis, il était en nage. Ses bras et son dos étaient endoloris. La croûte noire avait commencé à s’étendre dans la portion extérieure du couloir, et elle étirait des vrilles vers le sas, en se cantonnant dans sa prolifération aux angles, là où les murs rejoignaient le plafond et le sol. La lumière bleue avait colonisé l’air. Éros sortait aussi vite qu’il entrait. Plus vite, peut-être.
Miller tirait le chariot à deux mains, sans cesser de surveiller l’écran de son terminal. La bombe oscillait latéralement, mais pas assez pour que le bouton de déclenchement ne reste pas enfoncé. Une fois qu’ils furent arrivés sans encombre dans le tunnel, Miller reprit le terminal.
Un. Deux.
La lourde enveloppe extérieure de la bombe avait imprimé un creux léger dans le clavier, mais celui-ci fonctionnait toujours. Il saisit la poignée du chariot et se pencha en avant, la surface organique irrégulière sous lui se transmettant dans l’oscillation et la traction brusque de la vibration du chariot.
Une fois déjà, il était mort ici. Il avait été empoisonné. On lui avait tiré dessus. Ces couloirs, ou d’autres identiques, avaient été son champ de bataille. Le sien et celui d’Holden. À présent, ils étaient méconnaissables.
Il traversa un vaste espace presque vide. Ici la croûte était moins épaisse, et les murs métalliques de l’entrepôt apparaissaient par endroits. Une lampe à LED brillait toujours au plafond, et sa lumière blanche et froide se déversait dans les ténèbres.
Son trajet le mena au niveau des casinos, preuve que l’architecture commerciale aiguillait toujours les visiteurs vers les mêmes lieux. L’écorce extraterrestre y était presque absente, mais l’espace avait été transformé. Les machines à sous avaient conservé leur alignement impeccable, qu’elles aient à moitié fondu, explosé ou, pour quelques-unes, qu’elles continuent à scintiller et à solliciter les informations financières des passants pour débloquer leur éclairage tapageur et des effets sonores de fête. Les tables de jeu étaient toujours visibles sous la coiffe en forme de champignon faite d’un gel translucide et glutineux. Frangeant les murs et les hauts plafonds dignes d’une cathédrale, des nervures noires ondulaient sous l’effet de filaments pareils à des cheveux qui luisaient à leur extrémité sans offrir aucun éclairage.
Quelque chose hurla, et le son fut étouffé par la combinaison de Miller. L’émission de la station résonnait plus fortement et plus pleinement maintenant qu’il se trouvait sous sa peau. Il eut le souvenir soudain et irrésistible de lui-même enfant, alors qu’il regardait un film où un garçon avait été avalé par une baleine monstrueuse.
Quelque chose de gris, ayant la taille des deux poings de Miller réunis, passa en un éclair à côté de lui, presque trop rapidement pour être vu. Ce n’était pas un oiseau. Quelque chose courut à pas précipités derrière un aérateur renversé. Il se rendit soudain compte de ce qui manquait. Il y avait eu un million et demi de personnes sur Éros, et un gros pourcentage de cette population s’était massé ici, au niveau des casinos, quand leur propre apocalypse personnelle s’était produite. Mais il n’y avait aucun corps. Ou plutôt, non : ce n’était pas vrai. La croûte noire, ces millions de ruisselets sombres au-dessus de sa tête, avec leur éclat doux, immense… C’étaient les cadavres d’Éros, recréés. De la chair humaine remodelée. Une des alarmes incorporées à sa combinaison se déclencha pour l’avertir qu’il était proche de l’hyperventilation. Les ténèbres commencèrent à s’amonceler en périphérie de son champ de vision.
Il glissa et se retrouva à genoux.
Ne tombe pas dans les pommes, pauvre connard, se dit-il. Ne tombe pas dans les pommes, et si ça t’arrive fais au moins en sorte de placer le poids de ton corps sur cette saloperie de déclencheur.
Julie posa la main sur la sienne. Il pouvait presque la sentir, et ce contact lui permit de retrouver son équilibre. Elle avait raison. Ce n’étaient que des cadavres. Rien de plus que des morts. Des victimes. Une autre fournée de viande recyclée, identique à chaque prostituée non déclarée qu’il avait vue poignardée à mort dans les hôtels borgnes de Cérès. Comparable à tous ces suicidés qui se jetaient dans le vide par un sas. D’accord, la protomolécule avait mutilé les chairs de façon singulière. Mais cela ne changeait pas ce qu’elles étaient. Ni ce qu’il était.
— Quand tu es flic, dit-il à Julie, répétant ce qu’il avait débité à chaque bleu avec qui il avait fait équipe durant sa carrière, tu ne peux pas te payer le luxe de ressentir les choses. Tu dois faire le boulot.