Alors fais le boulot, dit-elle avec douceur.
Il acquiesça. Se redressa. Faire le boulot.
Comme en réponse, le son dans ses écouteurs changea, et l’émission d’Éros devint un son flûté plus aigu sur une centaine de fréquences différentes avant d’exploser en un flot brutal de paroles qu’il pensa être de l’hindi. Des voix humaines. Jusqu’à ce que des voix humaines nous tirent de notre torpeur, pensa-t-il sans réussir à se remémorer d’où venait cette phrase.
Quelque part dans la station, il allait y avoir… quelque chose. Un mécanisme de contrôle, ou une source d’énergie quelconque remplissant le rôle d’un moteur pour la protomolécule. Il ignorait quelles seraient son apparence et ses éventuelles défenses. Il n’avait pas la moindre idée de son fonctionnement, mais il partait du principe que, s’il le faisait sauter, ce mécanisme fonctionnerait beaucoup moins bien.
Donc nous revenons en arrière, dit-il à Julie. Nous revenons à ce que nous connaissons.
La chose qui croissait à l’intérieur d’Éros, transformant l’enveloppe rocheuse de l’astéroïde en son propre exosquelette inarticulé, n’avait pas isolé les points d’accostage. Elle n’avait pas déplacé les murs intérieurs pour refaçonner les salles et les couloirs au niveau des casinos. En conséquence l’agencement de la station devait être très proche de ce qu’il avait toujours été. Très bien.
Quelle que soit sa source, l’énergie utilisée pour mouvoir la station l’était en quantité phénoménale. D’accord.
Alors trouvons son point névralgique. De sa main libre, il vérifia les données que relevaient les senseurs de sa combinaison pressurisée. La température ambiante était de vingt-sept degré : élevée, mais loin d’être insupportable. Il recula vivement. La température baissa de moins d’un centième de degré, mais elle baissa. Parfait. Il lui suffisait donc d’aller à l’entrée de chaque couloir, de trouver celui qui était le plus chaud et de suivre cette piste. Quand il aurait localisé un endroit de la station où la température était, disons de trois ou quatre degrés supérieure à la moyenne constatée ailleurs, ce serait là. Il amènerait le chariot à côté de lui, retirerait le pouce du déclencheur, et compterait jusqu’à cinq.
Aucun problème.
Lorsqu’il revint auprès du chariot, il constata qu’une matière dorée ayant l’aspect de la bruyère croissait autour des roues. Il en enleva le plus gros en grattant, mais désormais une des roues grinçait en tournant. Il n’y pouvait rien.
Tirant le chariot d’une main et l’autre crispée sur le déclencheur de son terminal, il se remit en route, toujours plus avant dans les entrailles de la station.
— Elle est à moi, disait stupidement Éros.
Il ressassait cette phrase depuis près d’une heure.
— Elle est à moi. Elle est… à moi.
— D’accord, marmonna Miller. Je te la laisse.
Son épaule l’élançait. Le couinement de la roue avait empiré, et sa litanie tranchait dans la folie des âmes damnées que débitait Éros. Son pouce commençait à être anesthésié par un picotement diffus né de la pression constante qu’il imprimait sur le déclencheur pour ne pas s’anéantir encore. À chaque niveau supérieur qu’il atteignait, la gravité due à la rotation devenait plus légère et la force de Coriolis un peu moins sensible. Ce n’était pas exactement le même phénomène que sur Cérès, mais ça le rappelait assez pour qu’il ait l’impression de rentrer à la maison. Il se surprit à être impatient que le boulot soit fait. Il s’imagina de retour dans son appartement, avec un pack de bières, de la musique diffusée par les haut-parleurs qui aurait bénéficié d’un vrai compositeur au lieu de la glossolalie sans queue ni tête de la station morte. Peut-être un peu de jazz léger.
Qui avait jamais trouvé attirante la perspective d’écouter du jazz léger ?
— Attrapez-moi si vous le pouvez, bande de salopards, disait Éros. Je suis parti et parti et parti. Parti et parti et parti.
Les niveaux intérieurs lui étaient à la fois familiers et étrangers. Loin du tombeau de masse que constituaient les casinos, un peu plus de l’ancienne vie d’Éros était perceptible. Les stations du métro fonctionnaient toujours, annonçant des retards sur les lignes et recommandant la patience. Les recycleurs d’air bourdonnaient. Les sols étaient relativement propres, et épargnés. La sensation d’une presque normalité rendait les changements encore plus voyants, plus troublants. Des feuilles sombres au dessin spiralé rappelant les nautiles recouvraient les murs. Des flocons de cette matière tombaient en flottant des hauteurs et tourbillonnaient en accompagnant la rotation de la gravité comme de la suie en suspension. Éros possédait toujours sa propre gravité consécutive à sa giration, mais il ne connaissait pas les effets de celle qu’aurait dû provoquer l’énorme accélération. Miller décida de ne pas essayer de comprendre pourquoi.
Une nuée de choses ressemblant à des araignées, de la taille d’une grosse balle de tennis, rampa dans le couloir devant lui, laissant derrière elle un vernis luisant de bave. C’est seulement quand il fit halte pour en faire tomber une du chariot qu’il reconnut des mains tranchées dont les os noircis du poignet étaient carbonisés et recomposés. Une partie de son esprit se mit à hurler d’horreur, mais elle était lointaine et facile à ignorer.
Il devait respecter la protomolécule. Pour une chose qui s’était attendue à des anaérobies procaryotes, elle accomplissait un travail génial avec ce qu’elle avait à sa disposition. Il prit le temps de consulter les données de sa combinaison. La température s’était élevée d’un demi-degré depuis qu’il avait quitté les casinos, et d’un dixième de degré supplémentaire à son entrée dans ce couloir principal. Le taux de radiations augmentait également, et ses pauvres chairs déjà torturées en absorbaient de plus en plus. La concentration de benzène baissait, et sa combinaison décelait des molécules aromatiques plus exotiques – tétracène, anthracène, naphtalène – au comportement suffisamment singulier pour affoler les senseurs. Il était donc dans la bonne direction. Il se pencha en avant, et le chariot résista à la traction, comme un enfant qui en a assez. Si sa mémoire ne lui jouait pas des tours, l’agencement structurel était à peu près le même que sur Cérès, et il connaissait Cérès comme sa poche. Un niveau plus haut – peut-être deux – et il devrait trouver une confluence des services présents dans les étages inférieurs, avec des niveaux de gravité élevés, et les systèmes de gestion de l’énergie et de l’approvisionnement qui fonctionnaient mieux dans une gravité moins accentuée. L’endroit semblait aussi propice qu’un autre au développement d’un centre de contrôle et de commande. Parfait pour y installer un cerveau.
— Parti et parti et parti, disait Éros. Et parti.
Curieux de constater comment les ruines du passé modelaient tout ce qui venait ensuite, se dit-il. Cela semblait valable à tous les niveaux : une des grandes vérités de l’univers. Dans les temps anciens, quand l’humanité vivait encore entièrement au fond d’un puits de gravité, les voies tracées par les légions romaines étaient devenues des routes au revêtement d’asphalte, et plus tard de béton armé. Sur Cérès, Éros, Tycho, le forage des passages standards avait été effectué par des engins conçus pour répondre aux dimensions des camions et des ascenseurs en usage sur la Terre, lesquels avaient à leur tour été conçus pour parcourir des passages assez larges pour y faire passer un chariot à mulet.