Et à présent l’extraterrestre – cette chose venue de l’immensité ténébreuse – se développait le long des couloirs, des conduits, des tunnels de métro et des canalisations d’eau créés par une poignée de primates ambitieux. Il se demanda ce qui serait arrivé si la protomolécule n’avait pas été capturée par Saturne et avait trouvé son chemin jusque dans la soupe primitive de la Terre. Pas de réacteurs nucléaires, de commandes de navigation, de chairs complexes à s’approprier. Qu’aurait fait différemment la protomolécule si elle avait dû construire à partir d’autres choix dictés par l’évolution ?
Miller, dit Julie, continue d’avancer.
Il revint à la réalité. Il se tenait dans un passage désert, au bas d’une rampe d’accès. Il ne savait pas depuis combien de temps il s’était perdu dans ses pensées.
Des années, peut-être.
Il souffla longuement et entama l’ascension de la pente. D’après les relevés des senseurs, les couloirs situés au-dessus de lui étaient nettement plus chauds que la température ambiante. Presque de trois degrés. Il se rapprochait du but. Mais il n’y avait pas d’éclairage, là-haut. Il ôta son pouce engourdi de la touche du déclencheur et alluma la petite lampe incorporée au terminal. Il repositionna son pouce sur le déclencheur juste avant de compter “quatre”.
— Parti et parti et… et… et et et et.
L’émission d’Éros hurla dans un chœur de voix qui jacassaient en russe et en hindi, dans une clameur noyant la vieille voix unique, avant d’être elles-mêmes englouties par un ululement grave. Le chant des baleines, peut-être. Les senseurs de sa combinaison informèrent poliment Miller qu’il ne lui restait plus qu’une demi-heure d’oxygène. Il éteignit l’alarme.
La station de transit était envahie. Des feuilles claires grouillaient dans les couloirs et s’entortillaient pour former des cordes. Des insectes identifiables – mouches, cafards, araignées d’eau – avançaient au ralenti le long des épais câbles blancs en vagues déterminées. Des vrilles d’une matière qui ressemblait à de la bile mouvante balayaient le sol d’avant en arrière, y laissant un tapis de larves animées. Elles étaient autant les victimes de la protomolécule que la population humaine. Les pauvres.
— Vous ne pouvez pas reprendre le Razorback, dit Éros, et sa voix avait presque des accents de triomphe. Vous ne pouvez pas reprendre le Razorback. Elle est partie et partie et partie.
La température s’élevait rapidement, à présent. Il lui fallut quelques minutes pour décider qu’aller dans le sens giratoire mènerait peut-être vers un endroit plus chaud. Il tira le chariot. Il sentait le frottement de la roue, un petit tressaillement qui se propageait dans les os de sa main. Entre la masse de la bombe et la roue voilée, ses épaules commençaient à être réellement douloureuses. Une bonne chose qu’il n’ait pas à refaire le chemin en sens inverse avec ce fardeau.
Julie l’attendait dans l’obscurité. Le faisceau lumineux étroit de son terminal trancha dans sa silhouette. Ses cheveux flottaient, la gravité n’ayant finalement aucun effet sur les fantômes de l’esprit. Son visage était assombri.
Comment sait-il ? demanda-t-elle.
Miller fit halte. De temps à autre, dans le courant de sa carrière, un témoin imaginaire avait dit quelque chose, utilisé une certaine phrase, ri au mauvais moment, et il avait su intuitivement qu’il venait de découvrir une nouvelle manière d’aborder l’affaire.
C’était un de ces moments.
— Vous ne pouvez pas reprendre le Razorback, croassa Éros.
La comète qui a amené la protomolécule dans le système solaire au départ était un objet mort, pas un vaisseau, dit Julie sans que jamais ses lèvres noires remuent. C’était juste de la balistique. N’importe quelle balle de glace contenant la protomolécule congelée. Elle visait la Terre, mais elle a raté sa cible quand l’attraction de Saturne l’a happée. Ce qu’il y avait à l’intérieur ne l’a pas guidée. Ne l’a pas dirigée. N’a pas navigué.
— La chose n’en avait pas besoin, dit Miller.
Elle navigue, à présent. Elle se dirige vers la Terre. Comment sait-elle de quelle manière atteindre la Terre ? D’où lui vient cette information ? Elle parle. D’où lui est venue cette grammaire ?
Qui est la voix d’Éros ?
Il ferma les yeux. Le système de sa combinaison lui indiqua qu’il n’avait plus que vingt minutes d’oxygène.
— Vous ne pouvez pas reprendre le Razorback ! Elle est partie et partie et partie !
— Oh, merde, murmura Miller. Oh, Seigneur.
Il lâcha le chariot, se retourna vers la rampe d’accès, la lumière et les couloirs. Tout tremblait, la station elle-même tremblait comme quelqu’un qui est au bord de l’hypothermie. Sauf que ce n’était pas la réalité, bien sûr. Lui seul tremblait. Tout était dans la voix d’Éros. Cela avait toujours été dans la voix. Il aurait dû comprendre.
Peut-être qu’il avait compris.
La protomolécule ne connaissait pas l’anglais, l’hindi ou le russe, ni aucune des langues dont elle avait débité des bribes. Tout cela provenait des esprits et des programmes appartenant aux morts d’Éros, encodés dans les neurones et les programmes grammaticaux que la protomolécule avait ingérés, mais pas détruits. Elle avait conservé les informations, les langues et les structures cognitives complexes, et elle s’était construite sur elles, comme l’asphalte avait recouvert les voies tracées par les Romains.
Les morts d’Éros n’étaient pas morts. Julie Andromeda Mao était vivante.
Il souriait si fort que ses joues en devenaient douloureuses. D’une main gantée, il essaya la connexion. Le signal était trop faible. Il ne parvenait pas à passer. Il commanda à la liaison montante dans le vaisseau à la surface d’augmenter la puissance, et il obtint le lien.
La voix d’Holden se fit entendre :
— Salut, Miller. Comment va ?
Le ton était doux, contrit. Un auxiliaire d’hospice faisant assaut de gentillesse envers un mourant. L’étincelle de l’irritation s’alluma dans son esprit, mais c’est d’une voix posée qu’il répondit.
— Holden, dit-il, nous avons un problème.
53
Holden
— À vrai dire, nous avons trouvé comment résoudre le problème, en quelque sorte, répondit Holden.
— Je ne le pense pas. Je vous connecte sur les données médicales de ma combinaison.
Quelques secondes plus tard, quatre colonnes de chiffres apparurent dans une petite fenêtre sur l’écran du Terrien. Tout avait l’air à peu près normal, même s’il y avait des subtilités que seul un spécialiste comme Shed aurait pu interpréter correctement.
— Super, dit-il. Vous êtes légèrement irradié, mais en dehors de ça…
— Est-ce que je souffre d’hypoxie ? l’interrompit l’ex-inspecteur.
Les données de sa combinaison indiquaient 87 mmHg, ce qui était confortablement supérieur à la limite basse.
— Non.
— Quelque chose qui expliquerait qu’un type ait des hallucinations ou verse dans la démence ? Alcool, opiacées. Quelque chose dans le genre ?
— Rien que je puisse détecter, dit Holden que l’impatience gagnait. De quoi s’agit-il ? Vous avez des visions ?
— Comme d’habitude, répliqua Miller. Je voulais que ce point soit éclairci, parce que je sais ce que vous allez dire.