Naomi éclata de rire.
— Ah oui ? C’est de là que ça vient ?
— Donc, quand il affirme connaître Julie, je le crois.
Elle voulut dire quelque chose, se ravisa et demanda d’un ton un peu radouci :
— Tu penses qu’elle peut battre les missiles ?
— Lui le pense. Il pense aussi être en mesure de la dissuader de tous nous tuer. Il faut que je lui donne sa chance. Je lui dois bien ça.
— Même si le résultat, c’est la destruction de la Terre ?
— Non, dit-il. Pas à ce point.
Elle réfléchit un instant. Sa colère s’était dissipée.
— Alors retarde le moment de l’impact. Mais n’annule rien.
— Fais-lui gagner un peu de temps. Combien est-il possible de grappiller ?
Elle fronça les sourcils, consulta les mesures affichées. Il pouvait presque voir les diverses options passer au crible de son esprit. Elle sourit, toute férocité absente de son expression maintenant, remplacée par cette mimique malicieuse qu’elle avait quand elle se montrait réellement intelligente.
— Autant que tu veux.
— Vous voulez faire quoi ? dit Fred Johnson.
— Infléchir un peu la course des missiles afin que Miller ait un peu plus de temps, mais pas au point que nous ne puissions pas les utiliser pour détruire Éros si nécessaire, répondit Holden.
— C’est simple, ajouta Naomi. Je vous envoie les instructions détaillées.
— Donnez-moi déjà une vue d’ensemble de votre idée.
— La Terre a défini pour cibles à ses missiles les cinq transpondeurs des transports arrimés sur Éros, dit Naomi en affichant son plan sur la vidéo du système comm. Vous avez des vaisseaux et des stations dans toute la Ceinture. Vous utilisez le programme de reconfiguration pour transpondeur que vous nous avez donné l’autre fois, et vous n’arrêtez pas de déplacer les codes transpondeur à des vaisseaux ou des stations se trouvant sur ces vecteurs, afin d’entraîner les missiles dans une longue trajectoire courbe qui finira par revenir sur Éros.
Fred secoua la tête.
— Ça ne marchera pas. À la minute où il détectera la manip, le commandement de la Flotte des Nations unies fera en sorte que les missiles cessent de suivre ces codes, et il trouvera un autre moyen de cibler Éros. Et il sera très en rogne contre nous.
— Ouais, ils vont être en rogne, c’est sûr, dit Holden. Mais ils ne vont pas reprendre le contrôle de leurs missiles. Juste avant que vous commenciez à les dévier, nous allons lancer sur les missiles un effort massif de piratage venu d’endroits multiples.
— Ils en déduiront qu’un ennemi tente de les prendre au piège, et ils verrouilleront toute reprogrammation en vol.
— Exactement, approuva Holden. Nous leur dirons que nous allons les piéger pour qu’ils arrêtent d’écouter, et dès qu’ils arrêteront d’écouter nous les piègerons.
Johnson secoua la tête une fois encore, en lançant à Holden le regard vaguement effrayé d’un homme qui avait envie de sortir lentement à reculons de la pièce.
— Il n’est pas question que j’entérine cette manœuvre, dit-il. Miller n’arrivera pas à conclure un marché magique avec les extraterrestres. Nous finirons par atomiser Éros, quoi qu’il arrive. Pourquoi retarder l’inévitable ?
— Parce que je commence à penser que ce serait moins dangereux en procédant de cette manière, répondit Holden. Si nous utilisons les missiles sans avoir neutralisé le centre de commandes d’Éros… son cerveau… comme vous voudrez l’appeler, nous n’aurons pas l’assurance que ça marchera, mais je suis certain que nos chances de réussite baisseront. Miller est le seul en position de faire ça. Et ce sont ses conditions.
Johnson grommela une obscénité.
— S’il ne réussit pas à lui parler, il la détruira, poursuivit Holden. Je lui fais confiance. Allons, Fred, vous connaissez les spécifications techniques de ces missiles aussi bien que moi. Mieux. On met assez de boulettes de carburant dans leurs propulseurs pour qu’ils fassent deux fois le tour du système solaire. Nous ne perdons rien en accordant un peu plus de temps à Miller.
Johnson secoua la tête une troisième fois. Holden vit ses traits se durcir. Il n’allait pas accepter. Avant qu’il puisse refuser, le capitaine du Rossi ajouta :
— Vous vous souvenez de cette boîte contenant les échantillons de protomolécule, et toutes les notes du laboratoire ? Vous voulez connaître mon prix pour l’avoir ?
— Vous avez complètement perdu l’esprit, dit lentement Johnson.
— Vous voulez l’obtenir, oui ou non ? Vous voulez le ticket magique pour un siège à la table des négociations ? Eh bien, vous connaissez mon prix, à présent. Donnez sa chance à Miller, et l’échantillon est à vous.
— Je serais curieux de savoir comment vous vous y êtes pris pour les convaincre, dit Miller. Je pensais très probable que je sois foutu.
— Aucun intérêt, éluda Holden. Nous vous avons obtenu un délai supplémentaire. Allez trouver la fille, et sauvez l’humanité. Nous attendrons que vous nous donniez de vos nouvelles.
Il ne jugea pas nécessaire de préciser : Et nous serons prêts à vous réduire en poussière si vous ne le faites pas.
— J’ai réfléchi à l’endroit où aller, si j’arrive à lui parler, dit Miller, qui avait déjà perdu l’espoir d’un homme ayant un billet de loterie. Je veux dire : il faut bien qu’elle laisse cette chose quelque part.
Si nous survivons. Si je réussis à la sauver. Si le miracle s’accomplit.
Holden eut une moue expressive que personne ne put voir.
— Donnez-lui Vénus, fit-il. C’est un endroit affreux.
54
Miller
— Je ne veux pas et je ne veux pas, murmura la voix d’Éros, Juliette Mao parlant dans son sommeil. Je ne veux pas et je ne veux pas et je ne veux pas…
— Allons, dit Miller. Allons, espèce de fils de pute. Sois là…
L’infirmerie était envahie par une végétation luxuriante, des spirales noires à filaments de bronze et d’acier qui partaient à l’assaut des murs, incrustaient les tables d’examen, se repaissaient des réserves de narcotiques, de stéroïdes et d’antibiotiques qui se déversaient des armoires éventrées. Miller plongea une main dans ce fouillis, et l’alarme de sa combinaison se fit entendre. L’air qu’il respirait avait un goût aigre à force de passer dans les recycleurs. Son pouce qui écrasait toujours le déclencheur était engourdi, quand une douleur soudaine ne le transperçait pas.
Il ôta d’un revers de main les excroissances presque fongiques sur une armoire encore intacte, trouva le loquet. À l’intérieur, quatre cylindres de gaz à usage médical, deux rouges, un vert, un bleu. Il vérifia les cachets. La protomolécule ne les avait pas encore atteints. Rouge pour l’anesthésique. Bleu pour l’azote. Il choisit le vert. Le cache de protection sur l’embout de distribution était intact. Il prit une grande inspiration de l’air vicié. Encore quelques heures. Il posa son terminal (un… deux…), fit sauter le cache (trois…), inséra l’embout dans le clapet d’admission de sa combinaison (quatre…) et reposa un doigt sur son terminal. Immobile, il sentit la fraîcheur du réservoir d’oxygène dans sa paume tandis que sa combinaison révisait à la hausse son espérance de vie. Dix minutes, une heure, quatre heures. La pression du cylindre s’égalisa avec celle de sa combinaison, et il retira l’embout. Le referma. Quatre heures de plus. Il venait de s’octroyer quatre heures de plus.