Depuis sa conversation avec Holden, c’était la troisième fois qu’il réussissait un réapprovisionnement. Il avait effectué le premier à un poste anti-incendie, le deuxième dans une unité de recyclage d’urgence. S’il retournait sur les quais, il trouverait sans doute de l’oxygène intact dans certaines des armoires de stockage et à bord des vaisseaux. À la surface, les appareils de l’APE lui en fourniraient en quantité.
Mais il n’avait pas le temps pour cela. Il ne recherchait pas de l’air, il recherchait Juliette. Il s’étira. Les nœuds dans sa nuque et son dos menaçaient de se transformer en crampes. Le niveau de gaz carbonique restait du mauvais côté de la limite, même avec l’oxygène insufflé dans le mélange. Sa combinaison aurait eu besoin d’être révisée, et de recevoir un nouveau filtre. Cela devrait attendre. Derrière lui, la bombe sur le chariot était un conseil muet sur les priorités.
Il fallait qu’il la trouve. Quelque part dans le dédale de corridors et de pièces, dans cette cité morte, Juliette Mao les reconduisait vers la Terre. Il avait relevé quatre points névralgiques à cause de leur chaleur. Trois étaient des candidats acceptables pour son projet initial d’immolation nucléaire généralisée : des entremêlements de câbles et de filaments noirs extraterrestres qui formaient d’énormes amas d’apparence organique. Le quatrième, un réacteur de laboratoire bon marché, moulinait tranquillement dans son coin en se rapprochant peu à peu de la fusion. Il lui avait fallu quinze minutes pour activer la fermeture d’urgence, et il aurait probablement dû s’éviter cette perte de temps. Mais où qu’il aille, pas trace de Julie. Même celle de son imagination s’était évaporée, comme si le fantôme n’avait plus nulle part où exister maintenant qu’il savait la femme réelle bien vivante. Ce n’avait été qu’une vision, et pourtant sa compagnie lui manquait.
Une vague invisible traversa l’infirmerie, et toutes les protubérances extraterrestres se soulevèrent et retombèrent comme de la limaille de fer au passage d’un aimant. Le cœur de Miller s’emballa, l’adrénaline se répandit dans son sang, mais le phénomène ne se reproduisit pas.
Il fallait qu’il la localise, et vite. Il sentait l’épuisement qui le rongeait, ses petites dents qui s’attaquaient à l’arrière de son esprit. Déjà il ne pensait plus aussi clairement qu’il aurait dû. Sur Cérès, il serait retourné à son appartement, aurait dormi une journée entière, et serait revenu à cent pour cent de ses capacités pour régler le problème. Ici, ce n’était pas une option.
Un cercle complet. Il avait décrit un cercle complet. Autrefois, dans une autre vie, il s’était attelé à la retrouver et, après avoir échoué, il avait voulu se venger. Et maintenant la possibilité s’offrait à lui une nouvelle fois de la sauver. Et s’il n’y arrivait pas, il traînait toujours derrière lui un chariot à moitié déglingué qui suffirait à sa vengeance.
Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Il commençait à connaître trop de moments comme celui-ci, quand il se perdait dans ses pensées. Il raffermit sa prise sur la poignée du chariot, se pencha en avant et repartit. Autour de lui, la station craquait comme il imaginait qu’un de ces anciens navires à voiles pouvait le faire, avec ses poutres assaillies par les vagues d’eau salée et les marées, cette lutte acharnée entre la Terre et la Lune. Ici, c’était la roche, et il ne pouvait deviner quelles forces s’y attaquaient. Avec un peu de chance, rien ne viendrait interférer avec le signal entre sa main et son chargement. Il ne voulait pas être réduit involontairement aux atomes le composant.
Le constat devenait de plus en plus clair, il ne pourrait pas fouiller toute la station. Il l’avait su depuis le début. Si Julie s’était réfugiée dans quelque endroit reculé – si elle s’était cachée dans un recoin ou un trou, comme un chat à l’agonie –, jamais il ne la retrouverait. Il s’était mué en joueur, et contre toute attente il pariait qu’il allait tirer le bon numéro dès le premier coup. Les voix d’Éros changèrent et se mirent à chanter quelque chose en hindi. Un canon enfantin, Éros trouvant une harmonie interne dans un éventail de plus en plus riche de voix. Maintenant qu’il savait comment écouter, il perçut le timbre de Julie qui tressait sa mélodie avec celle des autres. Peut-être avait-il toujours été là. La frustration qui le tenaillait frisait la douleur physique. Elle était si proche, et pourtant il ne pouvait pas l’atteindre.
Il repassa dans la galerie principale du complexe. L’infirmerie avait été un bon endroit où la rechercher. Une cachette plausible. Et un essai infructueux. Il avait regardé dans deux labos bio commerciaux. Rien. Il avait essayé la morgue, les locaux de garde à vue de la police. Il avait visité les salles des scellés, avec leurs théories de casiers emplis de médicaments de contrebande, les armes à feu confisquées et alignées sur le sol comme les feuilles de chêne tombées sur le sol dans les jardins publics. Naguère, tout cela avait signifié quelque chose. Chacun de ces scellés avait joué un rôle dans un drame humain, chacun attendait d’être mis en lumière, de faire partie d’un procès, ou au moins d’une audition. Une petite répétition pour le jour du jugement dernier, à présent repoussé à jamais. Plus rien n’était sûr.
Une chose argentée passa en volant au-dessus de sa tête, plus rapidement qu’un oiseau. Puis une autre, et ensuite toute une nuée qui fila dans l’air. La lumière se reflétait sur le métal vivant, aussi brillamment que sur des écailles de poisson. Miller contempla l’improvisation de la molécule extraterrestre peupler le vide au-dessus de lui.
Vous ne pouvez pas vous arrêter ici, dit Holden. Vous devez cesser de fuir et prendre le bon chemin.
Miller regarda par-dessus son épaule. Le capitaine se tenait là, réel et irréel, à l’endroit où sa Julie intérieure aurait dû se trouver.
Eh bien, voilà qui est intéressant, se dit Miller.
— Je sais, dit-il. C’est juste que… J’ignore où elle est allée et… eh bien, regardez autour de vous. Cet endroit est très grand, vous comprenez ?
Vous pouvez l’arrêter, sinon je le ferai, répondit son Holden imaginaire.
— Si seulement je savais où elle est partie.
Elle n’est pas partie, déclara le Terrien. Elle n’est jamais partie.
Miller se retourna pour lui faire face. La nuée argentée continuait de bruisser dans l’air comme un nuage d’insectes ou un lecteur audio au son mal réglé. Le capitaine semblait harassé. Étonnamment, l’imagination de Miller avait marqué un coin de sa bouche d’une tache de sang. Puis ce ne fut plus Holden, mais Havelock. L’autre Terrien. Son ancien équipier. Et à son tour il fut remplacé par Muss, dont le regard était aussi mort que le sien.
Julie n’était allée nulle part. Miller l’avait vue dans la chambre d’hôtel, quand il croyait encore que rien de plus qu’une mauvaise odeur ne pouvait monter du tombeau. Avant. On avait placé son cadavre dans un sac mortuaire, et on l’avait emmené ailleurs. Les scientifiques de Protogène l’avaient récupéré, ils avaient moissonné la protomolécule et disséminé la chair recomposée de Julie dans toute la station, comme on lâche des abeilles pour qu’elles procèdent à la pollinisation des fleurs sauvages d’une prairie. Ils lui avaient donné la station entière, mais avant cela ils l’avaient placée dans un endroit qu’ils pensaient sûr.
Un endroit sûr. Jusqu’à ce qu’ils soient prêts à répandre la chose, ils avaient voulu la contenir. Prétendre qu’elle pouvait être contenue. Il était peu probable qu’ils aient pris la peine de nettoyer après avoir obtenu ce dont ils avaient besoin. Ce n’était pas comme si quelqu’un d’autre allait être là aussi et utiliser le même espace, et il y avait donc de bonnes chances qu’elle se trouve toujours au même endroit. Ce qui limitait les possibilités.