Il devait y avoir des services pour malades contagieux isolés dans l’hôpital, mais Protogène n’aurait certainement pas choisi un lieu où des médecins et des infirmières étrangers à leur personnel se demanderaient certainement ce qui se passait là. C’eût été courir un risque superflu.
Très bien.
Ils auraient pu s’installer dans une des usines, près du spatioport. Les endroits n’y manquaient pas où il fallait des appareillages de manipulation à distance. Mais une fois encore, ils auraient risqué d’être découverts ou interrogés avant que le piège soit en place et prêt à fonctionner.
Un labo clandestin. Pour fabriquer de la drogue, dit Muss dans son esprit. Le secret est indispensable. Un contrôle total des opérations est indispensable. Extraire cette chose du corps de la fille morte et extraire la dope des graines de pavot requièrent peut-être des manipulations chimiques différentes, mais dans un cas comme dans l’autre c’est un crime.
— Bien vu, dit Miller. Et un endroit proche du niveau des casinos… Non, ça ne colle pas. Les casinos représentaient la deuxième étape. La première, c’était la crainte des radiations. Ils ont enfermé des tas de gens dans les abris antiradiations, et ils les ont fait mitonner pour que la protomolécule se développe joyeusement. C’est seulement ensuite qu’ils ont infecté le niveau des casinos.
Alors où installerais-tu un labo de production de drogue qui soit assez proche de ces abris ? demanda Muss.
Le torrent argenté au-dessus de sa tête vira à gauche, puis à droite. De minuscules copeaux courbes de métal commencèrent à tomber en pluie, suivis de fines traînées de fumée.
— Si j’y avais accès ? La salle de contrôle environnemental. C’est une installation d’urgence. Pas de visite sauf si quelqu’un vient en faire l’inventaire. Elle est déjà parfaitement isolée et équipée. Ce serait facile de l’aménager.
Et comme Protogène était en charge de la sécurité sur Éros avant même de faire entrer des hommes de main dans son personnel, ils ont très bien pu agencer l’endroit à leur convenance, dit Muss avec un sourire sans joie. Tu vois ? Je savais que tu réussirais à y penser.
Pendant moins d’une seconde, Muss céda la place à Julie Mao – sa Julie. Elle était souriante, superbe. Radieuse. Ses cheveux flottaient autour d’elle comme à zéro g. Puis elle disparut. L’alarme de sa combinaison avertit Miller d’un environnement de plus en plus corrosif.
— Tiens bon, dit-il à l’air surchauffé. J’arrive.
Un peu moins de trente-trois heures s’étaient écoulées entre le moment où il avait compris que Juliette Andromeda Mao n’était pas morte et celui où il déverrouilla le système d’urgence et tira son chariot à l’intérieur des locaux qu’occupait la salle de contrôle environnemental d’Éros. Les lignes simples de l’endroit et son agencement destiné à minimiser les erreurs étaient toujours visibles sous les excroissances de la protomolécule. Mais à peine. Des nodosités faites de filaments sombres et de spirales de nautile adoucissaient tous les coins des murs, au sol et au plafond d’où pendaient des boucles pareilles à du tillandsia. L’éclairage habituel des LED perçait encore à travers cet envahissement doux, mais le gros de la lumière provenait des essaims de petits points bleus qui luisaient dans l’air. Dès le premier pas, sa botte s’enfonça jusqu’à la cheville dans cet épais tapis. Le chariot devrait donc rester à l’extérieur. Les senseurs de sa combinaison signalèrent un mélange improbable de gaz exotiques et de molécules aromatiques, mais tout ce qu’il sentait lui-même était sa propre odeur corporelle.
Toutes les pièces à l’intérieur de ce centre avaient été remodelées. Transformées. Il traversa la zone de traitement des eaux usées comme un plongeur sous-marin dans une grotte. Les lucioles bleues tourbillonnaient autour de lui sur son passage, et quelques dizaines se collèrent à sa combinaison. Il hésita à les balayer de la visière de son casque, par crainte qu’elles s’étalent comme des insectes écrasés, mais elles redécollèrent en tournoyant. Les moniteurs du recyclage d’air étaient toujours allumés, et des milliers d’alertes et de rapports d’incidents éclairaient le treillis protomoléculaire qui nappait les écrans. Quelque part, de l’eau s’écoulait.
Elle se trouvait dans un module d’analyse des matières dangereuses, étendue sur une couche faite du filet sombre qui suintait de sa colonne vertébrale jusqu’à devenir indissociable de l’énorme coussin digne d’un conte de fées qu’était sa chevelure. De petits points de lumière bleue scintillaient sur son visage, ses bras, sa poitrine. Les pointes osseuses qui avaient tendu sa peau étaient devenues d’amples raccords presque architecturaux avec le foisonnement autour d’elle. Ses jambes avaient disparu, perdues qu’elles étaient dans l’entrelacs sombre des toiles d’araignée extraterrestres. Miller pensa à une sirène qui aurait troqué sa nageoire caudale contre une station spatiale. Ses yeux étaient clos, mais il voyait un mouvement rythmique sous les paupières. Et elle respirait.
Il s’arrêta à côté d’elle. Elle n’avait pas tout à fait le même visage que sa Julie imaginaire. Celui de la femme réelle était plus large au niveau de la mâchoire, et le nez moins droit que dans son souvenir. Il ne remarqua ses larmes qu’en voulant les essuyer, quand il cogna sa visière de son poing ganté. Il dut se contenter de cligner des yeux jusqu’à ce que sa vision ne soit plus brouillée.
Tout ce temps passé. Tout ce chemin parcouru. Et la raison de sa présence ici se trouvait là, devant lui.
— Julie, dit-il en posant sa main libre sur son épaule. Eh. Julie. Réveille-toi. J’ai besoin que tu te réveilles, maintenant.
Il disposait toujours du kit médical incorporé dans sa combinaison. S’il le fallait, il pouvait lui injecter une dose d’adrénaline, ou d’amphétamines. Il préféra la bercer doucement, comme il l’avait fait avec Candace un certain dimanche matin, quand c’était encore sa femme, quelque part dans une existence lointaine, à moitié oubliée. Julie fronça les sourcils, ouvrit la bouche, la referma.
— Julie, il faut que tu te réveilles, maintenant.
Elle geignit et leva mollement un bras pour le repousser.
— Reviens-moi, dit-il. Il faut que tu reviennes, maintenant.
Elle ouvrit les yeux. Ils n’étaient plus humains : la sclère était veinée de spirales rouges et noires, et l’iris était du même bleu lumineux que les lucioles. Pas humaine, mais toujours Julie. Ses lèvres remuèrent sans émettre un son. Puis :
— Où suis-je ?
— Sur la station Éros, dit-il. L’endroit n’est plus ce qu’il a été. Il n’est même plus là où il était, mais…
De la main il appuya sur la couche de filaments, pour la tester, puis il la frôla de sa hanche quand il s’assit sur le lit. Son corps lui semblait douloureusement exténué mais aussi plus léger qu’il aurait dû l’être. Ce n’était pas comme la sensation éprouvée dans une pesanteur trop basse. Cette légèreté irréelle n’avait aucun rapport avec ses chairs harassées.
Julie voulut parler à nouveau, fit un effort visible pour y parvenir, s’arrêta, essaya encore.
— Qui es-tu ?
— Ouais, nous ne nous sommes pas présentés dans les règles, pas vrai ? Je m’appelle Miller. J’étais inspecteur dans les forces de sécurité d’Hélice-Étoile, sur Cérès. Tes parents nous ont engagés par contrat, même si c’était plutôt une histoire de relations haut placées qui se rendent mutuellement service. J’étais censé retrouver ta trace, t’enlever et te ramener dans le puits de gravité.