— Une opération de kidnapping ? dit-elle.
Sa voix était déjà plus ferme, et son regard paraissait plus concentré.
— Une mission banale, dit-il, avant d’ajouter dans un soupir : Mais j’ai tout fait foirer, d’une certaine façon.
Les paupières de Julie battirent, et elle ferma les yeux. Mais elle continua de parler.
— Il m’est arrivé quelque chose.
— Ouais. C’est vrai.
— J’ai peur.
— Non, non, non. N’aie pas peur. Tout va bien. D’une façon très particulière, mais tout va bien. Écoute, en ce moment même toute la station se dirige vers la Terre. À très grande vitesse.
— J’ai rêvé que je me déplaçais à toute vitesse. Je rentrais à la maison.
— Ouais, il faut justement qu’on stoppe ça.
Elle rouvrit les yeux. Elle semblait perdue, angoissée, seule. Une larme bleutée perla au coin de son œil.
— Donne-moi ta main, dit Miller. Non, vraiment, j’ai besoin que tu tiennes quelque chose pour moi.
Elle leva lentement un bras qui était comme une algue dans un courant paresseux. Il prit son terminal, le lui plaça dans la paume et lui replia le pouce sur la touche du déclencheur.
— Je te demande juste de rester comme ça. Ne relâche surtout pas.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une longue histoire. Ne relâche pas la pression sur la touche.
Les alarmes de sa combinaison le huèrent quand il débloqua les attaches de son casque. Il les éteignit. L’air était étrange, un mélange d’acétate et de cumin, avec une forte note musquée qui lui fit penser à des animaux en hibernation. Julie l’observa pendant qu’il ôtait ses gants. À cet instant précis la protomolécule s’accrochait à lui, s’enfonçait dans sa peau et ses yeux, se préparait à lui infliger ce qu’elle avait fait subir à tout le monde sur Éros. Il ne s’en souciait pas. Il reprit le terminal, puis entrecroisa ses doigts avec ceux de Julie.
— C’est toi qui conduis, dit-il. Tu le sais ? Est-ce que tu t’en rends compte ?
Entre les siens, les doigts de Julie étaient frais, mais pas froids.
— Je sens… quelque chose, dit-elle. J’ai faim. Pas faim, non, mais… Je veux quelque chose. Je veux retourner sur Terre.
— Nous ne pouvons pas faire ça. J’ai besoin que tu changes de direction, répondit-il.
Qu’avait dit Holden ? Donnez-lui Vénus.
— Dirige-toi vers Vénus, à la place.
— Ce n’est pas ce qu’il veut, dit-elle.
— C’est ce que nous avons à offrir, répliqua-t-il. Nous ne pouvons pas rentrer à la maison. Il faut que nous allions sur Vénus.
Elle resta silencieuse un long moment.
— Tu es une combattante, Julie. Tu n’as jamais laissé personne annoncer la couleur à ta place. Ne commence pas maintenant. Si nous allons sur Terre…
— Je les dévorerai, eux aussi. De la même façon que ça m’a dévorée.
— Ouais.
Elle leva les yeux et le regarda.
— Que se passera-t-il sur Vénus ?
— Nous mourrons, peut-être. Je ne sais pas. Mais nous n’emmenons pas tout un tas de gens avec nous, et nous nous assurons que personne ne mettra la main sur cette saloperie, dit-il en désignant la grotte autour d’eux. Et si nous ne mourons pas, eh bien… Eh bien, ce sera intéressant.
— Je ne pense pas que j’en serai capable.
— Tu en es capable. La chose qui est à l’origine de tout ça ? Tu es plus maligne qu’elle. C’est toi qui es aux manettes. Emmène-nous sur Vénus.
Les lucioles tournoyaient autour d’eux, et la lumière bleue était parcourue d’une pulsation légère : elle s’amplifiait, baissait, s’amplifiait, baissait. Miller sentit une gêne à l’arrière de la tête, comme le début d’un mal de gorge. Il se demanda s’il aurait le temps de désactiver la bombe. Puis il se tourna vers Julie. Juliette Andromeda Mao. Pilote de vaisseau pour l’APE. Héritière du trône des Entreprises Mao-Kwikowski. Le germe cristallin d’un futur au-delà de tout ce qu’il avait pu rêver. Il aurait tout le temps.
— J’ai peur, répéta-t-elle.
— Il ne faut pas, dit-il.
— Je ne sais pas ce qui va se passer.
— Personne ne le sait jamais. Et puis, tu n’as pas à faire ça toute seule.
— Je sens quelque chose qui guette dans mon esprit. Je veux quelque chose que je ne comprends pas. C’est tellement énorme.
Dans un geste réflexe, il déposa un baiser sur le dos de la main de Julie. Une douleur sourde était en train de naître au fond de son ventre. La sensation qu’il allait être malade. Une nausée momentanée. Les premiers symptômes annonçant la métamorphose qui ferait de lui une partie d’Éros.
— Ne t’inquiète pas, dit-il. Tout va bien se passer.
55
Holden
Holden rêvait.
Toute sa vie, il avait appartenu à la catégorie des rêveurs lucides. Aussi, quand il se retrouva assis dans la cuisine familiale de la vieille maison du Montana, en pleine discussion avec Naomi, il sut. Il n’arrivait pas à saisir le sens exact de ce qu’il disait, mais elle n’arrêtait pas de repousser une mèche rebelle de ses yeux pendant qu’elle mâchonnait des cookies et buvait du thé. Et bien qu’il fût dans l’incapacité de prendre un gâteau pour mordre dedans, il décelait leur odeur, et le souvenir des cookies à la farine d’avoine et au chocolat de mère Élise était toujours très agréable.
C’était un bon rêve.
La cuisine fut baignée d’une violente lueur rouge, et quelque chose changea. Holden sentit que quelque chose n’allait pas du tout, et que le rêve passait d’un souvenir douillet au cauchemar. Il voulut dire quelque chose à Naomi, mais il ne put former les mots. La lumière rouge envahit la pièce à nouveau, et la jeune femme ne parut rien remarquer. Il se leva et alla à la fenêtre de la cuisine pour regarder au-dehors. Quand la lueur inonda la pièce une troisième fois, il vit ce qui en était la cause. Des météores tombaient du ciel, laissant derrière eux des traînées incandescentes de la couleur du sang. Et il savait que c’étaient des débris d’Éros qui traversaient l’atmosphère. Miller avait échoué. L’attaque nucléaire avait échoué.
Julie rentrait à la maison.
Il fit volte-face pour dire à Naomi de se sauver, mais les vrilles noires avaient jailli du plancher et enveloppaient la jeune femme. Elles lui transperçaient le corps en de multiples endroits. Elles ressortaient par sa bouche et ses yeux.
Il voulut se précipiter vers elle, la secourir, mais il était incapable du moindre mouvement, et quand il baissa les yeux il vit que les vrilles s’étaient étirées jusqu’à lui et qu’elles l’avaient saisi. L’une d’elles entoura sa taille et l’immobilisa. Une autre força l’accès à sa bouche.
Il se réveilla en criant, dans une pièce sombre qu’illuminait par intermittence une lueur rouge. Quelque chose le retenait à la taille. Paniqué, il la griffa, au risque d’arracher un ongle à sa main gauche, avant que son esprit rationnel lui rappelle où il se trouvait. Sur le pont des ops, sanglé dans son siège anti-crash, à zéro g.
Il porta son doigt endolori à sa bouche pour le soulager, et respira lentement par le nez. Le pont était désert. Naomi était endormie dans sa cabine. N’étant pas de service, Alex et Amos se reposaient certainement, eux aussi. Tous avaient passé presque deux jours à poursuivre Éros sous une pression de plusieurs g. Holden avait donc ordonné à tout le monde de récupérer, et il s’était porté volontaire pour assurer le premier tour de garde.