Holden vérifia son écran de menaces et vit les longs chapelets de projectiles en approche. Les tirs allaient passer loin derrière eux. Le Rossi établit à trois cent soixante-dix kilomètres la distance séparant les deux vaisseaux. Un peu trop loin pour que les systèmes de visée d’un ordinateur de bord arrivent à toucher un autre appareil lui aussi lancé dans des évolutions échevelées.
— Tir de riposte ? cria Amos dans le circuit comm.
— Non ! répondit Holden sur le même mode. Si elle voulait notre mort, elle lancerait les torpilles.
— Chef, nous sommes en train de leur échapper, dit Alex. Le Rossi est tout simplement trop rapide pour eux. Nous aurons une solution de tir dans moins d’une minute.
— Bien reçu, dit Holden.
— Est-ce que je leur envoie un pruneau ? demanda Alex dont le ridicule accent de cow-boy martien s’atténuait sous l’effet de la tension.
— Non.
— Leur laser de visée vient de s’éteindre, annonça Naomi.
— Ce qui veut dire qu’ils ont renoncé à essayer de percer notre parasitage, répondit Holden, et qu’ils ont fait passer le ciblage de leurs missiles sur le traçage radar.
— Pas aussi précis, dit Naomi avec espoir.
— Une corvette de ce type a au moins une douzaine de torpilles. Il suffit qu’ils nous touchent avec une seule pour que nous soyons morts. Et à cette distance…
Un son doux s’éleva de sa console de menaces, l’avertissant que le Rossi avait calculé une solution de tir réussi sur le Ravi.
— J’ai le signal ! s’écria Alex. Feu ?
— Non ! répéta Holden.
À l’intérieur du Ravi, il le savait, ils entendaient l’alarme sonore indiquant le verrouillage comme cible de leur vaisseau par un ennemi. Arrêtez, leur dit-il en pensée. Ne m’obligez pas à vous anéantir, s’il vous plaît.
— Ah bon ? fit Alex à mi-voix. Bon…
Derrière Holden, presque au même moment, Naomi l’apostropha :
— Jim ?
Avant qu’il puisse lui demander ce qu’elle voulait, la voix du pilote se fit entendre à nouveau sur le réseau comm général :
— Eh, chef, Éros vient de réapparaître.
— Quoi ?
Un bref instant, l’image de l’astéroïde s’immisçant comme un méchant de dessin animé entre les deux vaisseaux de guerre qui tournaient l’un autour de l’autre s’imposa à son esprit.
— Ouais, dit Alex. Éros. Il vient tout juste de réapparaître sur l’écran radar. Quoi qu’il ait fait pour bloquer nos senseurs, il ne le fait plus.
— Et qu’est-ce qu’il fait ? demanda Holden. Donnez-moi une trajectoire.
Naomi bascula son poste sur le système de traçage et se mit au travail, mais Alex eut le résultat quelques secondes avant elle :
— Bien vu, chef. Il change de trajectoire. Il se dirige toujours vers le soleil, mais il a dévié du vecteur terrestre qu’il suivait.
— S’il continue dans cette direction et à cette vitesse, je dirais qu’il fonce sur Vénus.
— Houla, souffla Holden. C’est une blague ?
— Une bonne blague, alors, glissa Naomi.
— Bien, que quelqu’un informe McBride qu’elle n’a plus de mobile pour nous néantiser.
— Eh, dit Alex d’un ton de doute, si nous avons empêché ces missiles d’écouter, ça veut dire que nous ne pouvons pas les arrêter, pas vrai ? Je me demande où Fred va les envoyer…
— Du diable si je le sais, dit Amos. Mais la Terre vient d’être désarmée. Ce qui doit être foutrement gênant.
— Conséquences non recherchées, soupira Naomi. Il y a toujours des conséquences non recherchées.
Le crash d’Éros sur Vénus fut l’événement le plus enregistré et diffusé de l’histoire. Quand l’astéroïde atteignit la deuxième planète du système solaire, plusieurs centaines de vaisseaux étaient déjà là, en orbite. Les unités militaires firent leur possible pour maintenir les appareils civils à bonne distance, mais sans succès. Ils étaient largement dépassés en nombre. La vidéo de la chute d’Éros fut prise par les caméras de l’armement militaire, les télescopes des vaisseaux civils, et les observatoires situés sur deux planètes et cinq lunes.
Holden aurait aimé être présent pour voir la chose de près, mais après sa réapparition Éros avait encore pris de la vitesse, comme si l’astéroïde était impatient de terminer son voyage, maintenant que sa destination était en vue. Son équipage et lui s’assirent dans la coquerie du Rossinante et suivirent le déroulement de la situation sur une chaîne d’information. Amos avait déniché une autre bouteille de fausse tequila et en répartissait généreusement le contenu dans les tasses. Alex avait mis le cap sur Tycho, à une allure tranquille d’un tiers de g. Il n’y avait plus aucune raison de se précipiter.
Tout était fini, à part le feu d’artifice.
Holden tendit le bras, prit la main de Naomi et la serra quand l’astéroïde entra dans l’orbite de Vénus et parut s’arrêter. Le Terrien eut l’impression qu’il sentait toute l’espèce humaine retenir son souffle. Personne ne savait ce qu’Éros, ou plutôt Julie, allait faire. Personne n’avait parlé à Miller après Holden, et l’ex-inspecteur ne répondait pas aux appels envoyés sur son terminal. Personne ne pouvait dire avec exactitude ce qui s’était passé sur l’astéroïde.
La fin arriva, et ce fut très beau.
En orbite autour de Vénus, Éros tomba en morceaux comme une boîte de puzzle renversée. L’astéroïde éclata en une douzaine de parties distinctes qui s’égrenèrent à la façon d’un long collier autour de l’équateur. Puis chacun de ces fragments se scinda en une douzaine d’autres, et ces derniers reproduisirent le même phénomène pour former un saupoudrage brillant de particules qui se propagea à toute la surface de la planète avant de disparaître dans l’épaisse couche nuageuse qui cachait généralement la surface de Vénus à la vue.
— La vache ! marmonna Amos, d’un ton presque révérencieux.
— C’était magnifique, estima Naomi. Légèrement troublant, mais magnifique.
— Ils ne vont pas rester là éternellement, dit Holden.
Alex but ce qui restait de tequila au fond de sa tasse et se resservit.
— Que voulez-vous dire, chef ?
— Bah, ce n’est qu’une supposition. Mais je doute que les choses qui ont créé la protomolécule voulaient simplement qu’elle soit stockée ici. Non, elle faisait partie d’un plan plus global. Nous avons sauvé la Terre, Mars et la Ceinture. La question est : Et maintenant ?
— Chef, là vous gâchez sérieusement mon plaisir, déclara Amos.
ÉPILOGUE
Fred
Frederick Lucius Johnson. Ancien colonel dans les forces armées de la Terre, Boucher de la station Anderson. De la station Thoth également, désormais. Il avait fait face à sa propre mort une douzaine de fois, avait perdu des amis par la violence, la politique et la trahison. Il avait survécu à quatre tentatives d’assassinat, dont deux seulement figuraient sur un rapport quelconque. Il avait tué un agresseur armé d’un pistolet avec seulement un couteau de table. Il avait donné des ordres qui avaient signé l’arrêt de mort de centaines de personnes, et jamais il n’avait renié ses décisions.
Pourtant un simple discours en public le rendait nerveux à l’extrême. Cela n’avait pas de sens, mais c’était ainsi.
Mesdames et messieurs, nous sommes à un tournant décisif…
— La générale Sebastian sera présente à la réception, lui dit sa secrétaire personnelle. Souvenez-vous de ne pas lui demander de nouvelles de son mari.