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— Pourquoi ? Je ne l’ai pas tué, non ?

— Non, monsieur. Mais il a une liaison dont il ne se cache pas, et la générale est assez susceptible sur ce chapitre.

— Il se pourrait donc qu’elle souhaite que je le tue.

— Vous pouvez toujours le lui proposer, monsieur.

La salle de détente était dans les tons rouges et ocre, avec un canapé en cuir noir, un mur recouvert par un miroir et une table dressée avec des fraises de culture hydroponique et de l’eau potable soigneusement minéralisée. La directrice de la sécurité de Cérès, une femme aux traits durs répondant au nom de Shaddid, l’avait escorté du quai au centre de conférences, trois heures plus tôt. Depuis elle faisait les cent pas – ou plutôt, trois pas dans un sens, demi-tour et trois pas dans l’autre – comme le capitaine d’un ancien navire sur le pont arrière de son bâtiment.

Partout ailleurs dans la station, des représentants des factions autrefois opposées occupaient des salles distinctes, avec leurs propres secrétaires. La plupart d’entre eux détestaient Fred, ce qui ne lui posait pas de problème particulier, car la plupart le redoutaient tout autant. Non pas à cause de son rang dans l’APE, bien sûr. À cause de la protomolécule.

Le fossé politique entre la Terre et Mars serait probablement impossible à combler. Les forces terriennes loyales à Protogène avaient manigancé une trahison trop grave pour que des excuses soient acceptées, et il y avait eu trop de victimes de part et d’autre pour que la paix à venir restaure les rapports d’antan entre les deux camps. Au sein de l’APE, les naïfs estimaient que c’était là une bonne chose, une occasion de jouer sur les deux tableaux. Fred n’était pas dupe. À moins que les trois forces en présence – la Terre, Mars et la Ceinture – conviennent d’une paix réelle, elles retomberaient inévitablement dans un conflit réel.

Si seulement la Terre ou Mars considérait la Ceinture comme un peu plus qu’une nuisance à écraser une fois que leur véritable ennemi aurait été humilié… mais à la vérité, les sentiments anti-martiens sur Terre étaient plus virulents maintenant que pendant le conflit, et les élections martiennes n’étaient distantes que de quatre mois. Un changement significatif dans l’orientation politique de cette planète pouvait apaiser les tensions, ou au contraire dégrader considérablement la situation. Les deux camps devaient se projeter dans l’avenir.

Fred fit halte devant un miroir, arrangea sa tunique pour la centième fois, et grimaça.

— Quand me suis-je transformé en un foutu conseiller matrimonial ? dit-il.

— Parlons-nous toujours de la générale Sebastian, monsieur ?

— Non. Oubliez ce que je viens de dire. Qu’ai-je d’autre à savoir absolument ?

— Il est possible que les Bleus de Mars tentent de perturber l’exposé. Par un peu de chahut et des pancartes, pas avec des armes. Le capitaine Shaddid a placé en garde à vue un certain nombre de Bleus, mais quelques-uns peuvent avoir échappé à cette mesure préventive.

— C’est noté.

— Vous avez des interviews programmées avec deux chaînes locales et une agence de presse basée sur Europe. Le journaliste d’Europe risque de vous poser des questions sur la station Anderson.

— Très bien. Du nouveau en provenance de Vénus ?

— Il se passe quelque chose là-bas, monsieur, dit sa secrétaire.

— Ce n’est pas mort, alors.

— Apparemment non, monsieur.

— Magnifique, lâcha-t-il d’un ton acide.

Mesdames et messieurs, nous sommes à un tournant décisif. D’un côté nous avons cette menace très réelle d’une annihilation mutuelle, et de l’autre…

Et de l’autre, il y a le croque-mitaine sur Vénus qui s’apprête à ramper hors de son trou pour venir vous massacrer tous dans votre sommeil. J’en possède un échantillon vivant, lequel constitue notre meilleur si ce n’est notre unique espoir de deviner ce que sont ses intentions et son potentiel. J’ai mis cet échantillon en lieu sûr, afin que vous ne puissiez pas me le prendre par la force. C’est la seule raison pour laquelle vous m’écoutez. Alors, que diriez-vous de me montrer un peu de respect ?

Le terminal de sa secrétaire tinta, et elle en consulta brièvement l’écran.

— C’est le capitaine Holden, monsieur.

— Il faut vraiment que je le voie ?

— Ce serait mieux s’il avait l’impression d’être parti prenante dans l’effort général, monsieur. Par le passé, il a déjà fait des communiqués de presse…

— D’accord, faites-le venir.

Les semaines écoulées après que la station Éros se fut désintégrée dans les nuées épaisses entourant Vénus avaient été bonnes pour Holden, mais les périodes prolongées passées à plusieurs g comme celle qu’avait endurée le Rossinante à la poursuite d’Éros n’étaient pas sans effet à longue échéance. Les vaisseaux minuscules éclatés dans sa cornée avaient guéri. La douleur consécutive à la compression avait disparu de ses yeux et de sa nuque. Seule une légère hésitation dans sa façon de marcher trahissait des articulations encore très sensibles, des cartilages toujours sur la voie de retrouver leur forme initiale. On appelait ces séquelles la “démarche de l’accélération”, à l’époque où Fred avait été un autre homme.

— Salut, dit Holden. Vous êtes très élégant. Vous avez vu les dernières infos en provenance de Vénus ? Des tours de cristal hautes de deux kilomètres. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Votre faute ? suggéra Johnson en conservant un ton amical. Vous auriez pu dire à Miller de choisir le soleil.

— Ouais, c’est sûr que des tours de cristal hautes de deux kilomètres sortant de la surface du soleil, ça ne donnerait pas du tout la chair de poule, répondit Holden. Ce sont des fraises ?

— Servez-vous, dit le colonel qui n’avait rien pu avaler depuis le matin.

— Alors, dit le capitaine tout en mâchant un fruit, ils vont vraiment me poursuivre pour cette histoire ?

— Pour avoir unilatéralement fait cadeau de tous les droits minéraux et de développement à une planète entière sur un canal radio public ?

— Ouais.

— J’imagine très probable que les gens qui étaient réellement détenteurs de ces droits vous poursuivront, oui, dit Fred. S’ils arrivent un jour à définir qui ils sont.

— Vous pourriez me donner un coup de main, pour cette affaire ?

— Je serai témoin de moralité. Ce n’est pas moi qui rédige les lois.

— Alors qu’est-ce que vous faites ici, exactement ? Il ne pourrait pas y avoir une sorte d’amnistie ? Nous avons quand même retiré la protomolécule de la circulation, retrouvé Julie Mao sur Éros, brisé Protogène et sauvé la Terre.

— Vous avez sauvé la Terre ?

— Nous avons aidé à la sauver, corrigea Holden.

Sa voix était soudain devenue plus grave, car la mort de Miller continuait de le hanter. Johnson savait d’expérience ce qu’il éprouvait.

— C’était un effort commun.

La secrétaire particulière du colonel se racla la gorge et jeta un regard explicite en direction de la porte. Il faudrait qu’ils y aillent bientôt.

— Je ferai ce que je pourrai, promit Fred. J’ai beaucoup d’autres choses à régler, mais je ferai de mon mieux.

— Et Mars ne peut pas me reprendre le Rossinante, dit Holden. D’après la législation sur le sauvetage en vigueur, ce vaisseau m’appartient, désormais.

— Ils ne verront pas les choses sous le même angle, mais je ferai ce que je pourrai.