— Vous n’arrêtez pas de le répéter.
— Parce que c’est tout ce que je peux vous promettre.
— Et vous leur parlerez de lui, n’est-ce pas ? Miller. Tout le mérite lui revient.
— Le Ceinturien qui est retourné sur Éros de son propre chef afin de sauver la Terre ? Je vais leur parler de lui, ça oui, vous pouvez en être sûr.
— Pas “le Ceinturien”. Lui. Josephus Aloisus Miller.
Holden avait cessé de manger des fraises. Johnson croisa les bras.
— Vous vous êtes renseigné, dit-il.
— Ouais, en fait je ne le connaissais pas si bien que ça.
— Personne ne le connaissait bien, dit le colonel, et son ton se radoucit un peu quand il ajouta : Je sais que c’est dur, mais nous n’avons pas besoin d’un homme réel, avec une vie compliquée. Ce qu’il nous faut, c’est un symbole de la Ceinture. Une icône.
— Monsieur, intervint la secrétaire, il faut vraiment que nous y allions, maintenant.
— C’est ce qui nous a amenés là où nous sommes, dit Holden. Les icônes. Les symboles. Des gens sans nom. Tous ces scientifiques chez Protogène pensaient en termes de biomasse et de populations. Pas Mary, qui travaillait à l’approvisionnement et cultivait des fleurs sur son temps perdu. Aucun d’entre eux ne l’a tuée, elle.
— Vous pensez qu’ils ne l’auraient pas fait ?
— Je pense que s’ils s’apprêtaient à le faire, ils lui devaient au moins de connaître son nom. Le nom de tous ces gens. Et vous devez à Miller de ne pas faire de lui quelque chose qu’il n’était pas.
Fred rit. Il ne put s’en empêcher.
— Capitaine, si vous sous-entendez que je devrais modifier mon discours à la conférence de paix de façon à ne pas faire allusion au noble sacrifice d’un Ceinturien pour sauver la Terre, si vous suggérez que je dise quelque chose comme “Le hasard a voulu que nous ayons un ex-flic suicidaire sur zone” à la place, alors vous comprenez encore moins comment se passent ces choses. Le sacrifice de Miller est un outil, et je vais m’en servir.
— Même si ça gomme son identité et que ça fait de lui quelqu’un qu’il n’a jamais été ?
— En particulier si ça fait de lui quelqu’un qu’il n’a jamais été, approuva Johnson. Vous vous rappelez comment il était ?
Holden fronça les sourcils un moment, puis une lueur passa dans ses prunelles. L’amusement. Le souvenir.
— C’était un chieur de première, hein ? dit-il.
— Dieu en personne lui serait apparu accompagné de trente anges nus pour lui annoncer que finalement le sexe était une bonne chose, il aurait réussi à rendre la nouvelle vaguement déprimante.
— C’était un type bien, insista Holden.
— Non, mais il a fait son boulot. Et maintenant c’est à moi de faire le mien.
— Alors passez-leur un savon. Et n’oubliez pas de parler de l’amnistie.
Fred s’éloigna dans le couloir courbe, sa secrétaire derrière lui. Les salles de conférences avaient été conçues pour accueillir des activités moins importantes. Des réunions plus mesquines pendant lesquelles des spécialistes de la culture hydroponique laissaient leur femme et leurs enfants au loin pour venir se saouler et parler de la croissance des germes de haricot. Des représentants de compagnies minières se réunissant pour pontifier mutuellement sur la minimisation des déchets et leur traitement. Des concours entre grandes écoles. Mais aujourd’hui ces moquettes usées et ces murs en pierre lisse allaient devoir supporter le pivot de l’histoire. C’était la faute d’Holden si ce décor étriqué et un peu minable lui faisait penser au défunt inspecteur. Jamais il n’avait eu ce genre de réaction.
Les délégations étaient assises face à face, de chaque côté de l’allée centrale. Les généraux, les délégués politiques et les secrétaires généraux de la Terre et de Mars, les deux grandes puissances réunies sur son invitation à Cérès, dans la Ceinture. Un territoire déclaré neutre simplement parce que aucun des deux camps ne le prenait suffisamment au sérieux pour se soucier de ses exigences.
Toute l’histoire les avait amenés ici, en cet instant, et dans quelques minutes Fred allait avoir pour tâche de changer cette orientation. La peur avait disparu. Avec un sourire, il monta sur l’estrade réservée à l’orateur. Le podium.
La chaire.
Il y eut quelques applaudissements polis. Une poignée de sourires, plusieurs moues. Fred souriait toujours. Il n’était plus un homme. Il était un symbole, une icône. Un récit dont il était le sujet, ainsi que les forces en jeu dans le système solaire.
Et pendant un moment, il faillit céder à la tentation. Dans cette hésitation entre l’inspiration et l’amorce de son discours, une partie de lui-même se demanda ce qui se passerait s’il faisait l’impasse sur les éléments historiques et parlait de lui-même en tant qu’homme, de Joe Miller qu’il n’avait connu que très brièvement, de la responsabilité qu’ils avaient tous de déchirer en morceaux l’image donnée d’eux-mêmes pour retrouver les individus véritables, imparfaits, contradictoires qu’ils étaient en réalité.
C’eût été une façon noble d’échouer.
— Mesdames et messieurs, dit-il, nous sommes à un tournant décisif. D’un côté, nous avons cette menace très réelle d’une annihilation mutuelle. De l’autre…
Il s’interrompit un instant, pour assurer son effet.
— De l’autre, les étoiles.
Remerciements
Comme la plupart des enfants, ce livre a mobilisé l’équivalent de tout un village. J’aimerais exprimer ici ma profonde gratitude envers mes agents, Shawna et Danny, et mes éditeurs DongWon et Darren. Ont aussi contribué à la formation première de ce roman Melinda, Emily, Terry, Ian, George, Steve, Walter et Victor, du groupe d’écriture New Mexico Critical Mass, ainsi que Carrie, qui a relu un premier jet. J’adresse aussi mes remerciements à Ian, qui m’a aidé pour certains calculs et qui n’est responsable d’aucune des erreurs que j’ai commises en pleine connaissance de cause. J’ai également une dette énorme envers Tom, Sake Mike, Non-Sake Mike, Porter, Scott, Raja, Jeff, Mark, Dan, et Joe. Merci, vous tous, pour avoir effectué les dernières vérifications. Enfin, un merci tout particulier aux rédacteurs de Futurama et à Bender Bending Rodriguez pour s’être occupé de mon bout de chou pendant que j’écrivais.
JAMES S. A. COREY
James S. A. Corey est le pseudonyme derrière lequel se cachent l’auteur de fantasy et de science-fiction Daniel Abraham et Ty Franck, qui n’est autre que l’assistant de George R.R. Martin.