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— Dix secondes.

— Préparez-vous à couper le réacteur et à jouer au mort après que les torpilles auront touché leur cible, dit McDowell. Si nous ne représentons pas une menace, ils ne nous frapperont pas.

— Cinq, dit Ade.

— Quatre.

— Trois.

— Deux.

— Un.

Toute la structure du Canterbury frémit, et les écrans devinrent blancs. Ade prit une brève inspiration qui s’interrompit quand la radio coupa. Le déferlement de parasites faillit faire exploser les tympans d’Holden. Il baissa le volume et se brancha sur Alex.

La poussée redescendit subitement à un deux g tolérables, et tous les senseurs du vaisseau affichèrent une surcharge. Une lumière éclatante se déversa par le petit hublot du sas.

— Au rapport, Alex, au rapport ! s’écria Holden. Que s’est-il passé ?

— Mon Dieu. Ils l’ont atomisé. Ils ont atomisé le Cant, dit le pilote d’une voix assourdie, comme s’il n’en revenait pas.

— Quelle est sa situation ? Faites-moi un rapport sur le Canterbury ! Les senseurs ne détectent plus rien ici. Tout est devenu blanc !

Après un long moment, Alex répondit :

— Mes senseurs n’indiquent rien non plus, chef. Mais je peux vous donner la situation du Cant. Je peux le voir.

— Vous le voyez ? D’ici ?

— Oui. C’est un nuage de vapeur de la taille du mont Olympe. Il n’en reste plus rien, chef. Plus rien.

Impossible, protesta l’esprit d’Holden. Ces choses-là n’arrivent pas. Les pirates n’anéantissent pas des cargos transportant de la glace. Personne n’y gagne rien. Personne n’en tire profit. Et si vous voulez vraiment assassiner cinquante personnes, il est beaucoup plus simple d’aller dans un restaurant, armé d’un fusil d’assaut.

Il avait envie de le crier, de hurler au pilote qu’il se trompait. Mais il ne devait surtout pas craquer. C’est moi le patron, à présent.

— D’accord. Nouvelle mission, Alex. Désormais, nous avons assisté à un assassinat, et nous sommes des témoins. Ramenez-nous à l’astéroïde. Je vais commencer à compiler de quoi émettre. Réveillez tout le monde. Ils doivent savoir. Je réamorce l’ensemble des senseurs.

Méthodiquement, il éteignit chaque senseur et son logiciel, puis il patienta deux minutes et les remit en fonction un à un. Ses mains tremblaient. Il se sentait nauséeux, et avait l’impression de commander son corps à distance. Il n’aurait pu dire ce que cet état devait au jus et au choc.

Les senseurs revinrent tous à la vie. À l’instar de tout autre navire parcourant les voies spatiales, le Knight était doté d’une protection contre les radiations. Sans elle, vous ne pouviez pas supporter le taux massif dans lequel baignait la ceinture de Jupiter. Mais Holden doutait que les concepteurs de l’appareil aient pensé à l’explosion proche d’une demi-douzaine d’armes nucléaires quand ils avaient défini les spécifications du vaisseau. Ils avaient eu de la chance. Le vide pouvait certes les protéger d’une vague électromagnétique, mais la radiation accompagnant l’explosion aurait quand même pu griller tous les senseurs de la navette.

Une fois le dispositif en action, il scanna le secteur où le Canterbury s’était trouvé. Il n’y avait pas un débris plus gros qu’une balle de base-ball. Il se connecta au vaisseau responsable de cette horreur, lequel s’éloignait vers le soleil à pas plus d’un g. Une chaleur soudaine envahit la poitrine d’Holden.

Il n’avait pas peur. La fureur lui faisait frôler l’anévrisme, elle martelait ses tempes, crispait ses poings et rendait tous ses tendons douloureux. Il enclencha les circuits comm et focalisa un faisceau de ciblage sur l’appareil qui battait en retraite.

— Ce message s’adresse à quiconque a ordonné la destruction du Canterbury, le transport commercial de glace que vous venez de vaporiser. Vous ne vous en tirerez pas en filant, espèce de fils de pute. Je me fous de vos raisons, mais sachez que vous venez d’assassiner cinquante amis à moi. Il faut que vous sachiez qui ils étaient. Je vous envoie le nom et la photographie de chaque victime qui a péri sur ce vaisseau. Regardez bien ce que vous avez fait. Pensez-y pendant que je fais ce qu’il faut pour découvrir qui vous êtes.

Il coupa le canal vocal, ouvrit les fichiers du personnel du Canterbury et entreprit de transmettre ceux de l’équipage à l’autre appareil.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Naomi derrière lui, et non dans les écouteurs de son casque.

Elle se tenait immobile, tête nue, et la sueur avait plaqué son épaisse chevelure noire sur son crâne et son cou. Son expression était indéchiffrable. Holden ôta son casque lui aussi.

— Je leur montre que le Canterbury était un vaisseau réel avec un équipage constitué de gens réels. Des gens avec un nom, et une famille, dit-il, et le jus rendait sa voix moins ferme qu’il l’aurait souhaité. S’il y a quelque chose qui ressemble à un être humain et qui a donné les ordres à bord de cet appareil, j’espère que ça le hantera jusqu’au jour où ils le mettront dans le recycleur pour meurtre.

— Je ne pense pas qu’ils apprécient beaucoup, dit-elle en désignant le panneau derrière lui.

Le vaisseau ennemi les avait maintenant pris dans son propre faisceau de ciblage. Holden retint son souffle. Aucun missile ne fut tiré, et après une poignée de secondes l’appareil furtif éteignit son laser et fila à plusieurs g. Il entendit Naomi laisser échapper un soupir frémissant.

— Alors le Canterbury n’est plus ? demanda-t-elle.

Holden hocha la tête.

— Ça me dépasse, dit Amos.

Lui et Shed se tenaient auprès de l’échelle menant au carré d’équipage. Le visage du mécanicien était livide par endroits et marqué de taches rouges à d’autres, et ses grosses mains s’ouvraient et se refermaient sans qu’il en ait conscience. Shed tomba à genoux, et heurta rudement le pont à cause de l’accélération à deux g. Elle ne pleura pas. Elle regarda simplement Holden, et dit :

— Cameron n’aura jamais sa prothèse, on dirait…

Puis elle enfouit la tête dans ses mains et se mit à trembler.

— Ralentissez, Alex, dit Holden dans le système comm. Plus de raison de foncer, maintenant.

Le vaisseau revint progressivement jusqu’à un g.

— Et maintenant, chef ? dit Naomi en posant un regard dur sur lui.

Vous êtes aux manettes, à présent. Comportez-vous comme il convient.

— Mon premier choix serait de les effacer de l’espace, mais comme nous n’avons aucune arme… nous allons les suivre. Les garder à l’œil jusqu’à ce que nous apprenions où ils rendent. Et les démasquer, pour que tout le monde sache.

— Je vote pour, tonna Amos.

— Emmenez Shed en bas, lui dit Naomi par-dessus son épaule, et mettez-la sur une couchette. Si nécessaire, administrez-lui quelque chose pour qu’elle dorme.

— Compris, chef.

Amos passa un bras massif autour de la taille de Shed et l’aida à descendre au niveau inférieur. Dès qu’ils furent partis, Naomi s’adressa à Holden :

— Non, monsieur. Nous n’allons pas prendre en chasse ce vaisseau. Nous allons demander de l’aide, et nous rendre là où cette aide nous dira d’aller.

— Je… commença Holden.

— Oui, c’est vous qui décidez. Ce qui fait de moi votre second, et c’est le boulot du second de dire à son supérieur quand il se conduit comme un idiot. Vous vous conduisez comme un idiot, monsieur. Avec cette émission, vous avez déjà essayé de les provoquer, au risque de nous faire tuer. Et maintenant vous voulez leur donner la chasse ? Et que ferez-vous s’ils nous laissent les rattraper ? Vous leur enverrez un autre plaidoyer émotionnel ? fit-elle en se rapprochant de lui. Vous allez ramener en sécurité les quatre membres survivants de votre équipage. Et c’est tout. Quand nous n’aurons plus rien à craindre, vous pourrez entamer votre croisade. Monsieur.