Holden déboucla le harnais de son siège et se leva. Le jus commençait à se dissiper, laissant son corps affaibli et au bord du haut-le-cœur. Menton relevé, Naomi ne céda pas un pouce.
— Heureux de vous avoir à mes côtés, Naomi, dit-il. Allez vous occuper de l’équipage. McDowell m’a donné une dernière consigne.
Elle le dévisagea d’un regard critique, et il perçut sa méfiance. Il ne chercha pas à se défendre. Il attendit simplement qu’elle ait fini. Elle le salua d’un hochement de tête et descendit l’échelle vers le pont inférieur.
Après son départ, il travailla avec méthode à assembler un ensemble à émettre qui comprendrait toutes les données des senseurs du Canterbury et du Knight. Alex descendit du cockpit et s’affala dans le siège voisin.
— Vous savez, chef, j’ai bien réfléchi, dit-il.
Sa voix était marquée du même chevrotement post-jus que celle d’Holden.
Celui-ci réprima son irritation devant cette interruption, et dit :
— À quel sujet ?
— Cet appareil furtif.
Holden se détourna de la tâche en cours.
— Dites-moi.
— Eh bien, je ne connais pas de pirates qui aient ce genre de matos.
— Continuez.
— En fait, la seule fois où j’ai vu ce genre de moyens techniques, c’était dans la Flotte, dit Alex. Nous avons travaillé sur des vaisseaux avec une enveloppe absorbant l’énergie et des puisards internes à énergie. Il s’agissait d’une arme plus stratégique que tactique. Vous ne pouvez pas dissimuler un propulseur en activité, mais si vous réussissez à vous mettre en position et à éteindre le propulseur, en conservant toute l’énergie à l’intérieur du vaisseau, vous êtes difficile à localiser. Ajoutez un revêtement externe qui absorbe l’énergie, et les radars, les ladars et tous les senseurs passifs ne vous détectent pas. Et puis, il y a cette histoire de torpilles nucléaires : difficile de se les procurer en dehors des forces militaires.
— Vous sous-entendez que c’était la Flotte martienne ?
Alex prit une longue inspiration un peu fébrile avant de répondre :
— Si nous avions cette technologie, mais vous savez bien que les Terriens ont travaillé dessus, eux aussi.
Ils s’entreregardèrent dans l’espace restreint, et les implications leur firent l’effet d’un poids plus écrasant que celui subi sous dix g. De la poche sur sa cuisse, Holden sortit l’émetteur et la batterie qu’ils avaient récupérés sur le Scopuli. Il démonta l’ensemble à la recherche d’un tampon ou d’une marque. Alex l’observait, avec calme pour une fois. L’émetteur était d’un modèle courant, et il aurait pu être prélevé dans le poste radio de n’importe quel vaisseau du système solaire. La batterie n’était qu’un bloc gris. Alex tendit la main, et Holden la lui donna. Le pilote fit sauter l’enveloppe en plastique gris et tourna la batterie métallique entre ses doigts. Sans dire un mot, il en présenta le fond à son supérieur. Imprimé sur le métal sombre, on pouvait voir un numéro de série précédé des lettres FRM.
Flotte de la République martienne.
La radio avait été réglée pour émettre à pleine puissance. L’ensemble des données était prêt. Holden se tenait devant la caméra, légèrement penché en avant.
— Je m’appelle James Holden, dit-il, et mon transport commercial, le Canterbury, vient d’être détruit par un vaisseau de guerre doté de technologie avancée. Cette unité militaire apparaît avoir certains éléments constituants frappés de numéros de série appartenant à la Flotte martienne. La transmission des données suit.
6
Miller
Le chariot fonçait dans le tunnel, et ses sirènes masquaient le son strident des moteurs. Ils laissaient dans leur sillage des civils curieux et l’odeur de rapports surchauffés. Miller était penché en avant dans son siège, et il aurait souhaité que leur véhicule aille plus vite encore. Ils étaient à trois niveaux et peut-être quatre kilomètres du poste de police.
— D’accord, dit Havelock. Je suis désolé, mais là, quelque chose m’échappe.
— Quoi ? fit Miller.
Il voulait dire Qu’est-ce que tu as à jacasser comme ça ?, mais son partenaire comprit Qu’est-ce qui t’échappe ?
— Un transport de glace à des millions de kilomètres d’ici s’est fait anéantir. Pourquoi déclencher l’alerte générale ? Nos réserves d’eau dureront pendant des mois avant même la moindre mesure de rationnement. Et ce ne sont pas les transports de glace qui manquent. Alors pourquoi est-ce un événement critique ?
Miller tourna la tête et le détailla du regard. Cette corpulence ramassée, avec l’ossature épaisse due à une croissance en pesanteur standard. Exactement comme ce trou-du-cul de la transmission. Ils ne comprenaient pas. Si Havelock s’était trouvé à la place de ce James Holden, il aurait certainement commis la même connerie irresponsable. Le temps d’une respiration, ils n’appartinrent plus aux forces de sécurité et redevinrent un Ceinturien et un Terrien. Miller détourna les yeux avant qu’Havelock puisse voir le changement dans ses prunelles.
— Ce connard d’Holden ? Celui qui a effectué l’émission ? dit-il. Il vient juste de déclarer la guerre à Mars pour nous.
Le chariot fit une embardée et louvoya quand son ordinateur de bord ajusta sa course à un problème virtuel dans la circulation un demi-kilomètre devant eux. Havelock oscilla et agrippa la barre de maintien. Ils empruntèrent une rampe d’accès au niveau supérieur, et les piétons s’écartèrent pour les laisser passer.
— Tu as grandi là où l’eau est peut-être polluée, mais où elle tombe du ciel pour toi, dit Miller. L’air est plein de saletés, mais il ne risque pas de s’échapper si les joints de ta porte sont défectueux. Ce n’est pas du tout la même chose ici.
— Mais nous ne sommes pas sur ce transport, dit Havelock. Nous n’avons pas besoin de glace. Nous ne sommes pas menacés.
Miller soupira et se frotta les yeux avec le pouce et l’index, jusqu’à ce que des fantômes de fausse couleur s’épanouissent sur ses paupières.
— Quand j’étais à la Crim’, il y avait ce type, un spécialiste de l’entretien de propriété qui travaillait sur Luna, pour un contrat. Quelqu’un lui a grillé la moitié de la peau du corps avant de le balancer par un sas. Il s’est trouvé qu’il était responsable de la maintenance de soixante piaules au niveau 30. Ambiance craignos. Il avait un peu trop forcé sur les économies, et il n’avait pas remplacé les filtres à air depuis trois mois. Résultat, il commençait à y avoir de la moisissure dans trois apparts. Et tu sais ce que nous avons découvert, après ça ?
— Non, quoi ?
— Rien du tout, mais nous avons cessé de chercher. Certaines personnes doivent mourir, et il en faisait partie. Et le type qui l’a remplacé a fait nettoyer les conduits et changer les filtres en temps et en heure. C’est comme ça, dans la Ceinture. Tous ceux qui y sont venus et n’ont pas estimé que les systèmes environnementaux n’ont pas la priorité sur tout le reste sont morts jeunes. Et tous ceux qui restent sont ceux qui s’en soucient.