— L’effet sélectif ? dit Havelock. Sérieusement, tu plaides pour l’effet sélectif ? Jamais je n’aurais pensé t’entendre débiter ce genre de conneries.
— Quel genre ?
— Ces conneries de propagande raciste. Celle qui prétend que les différences environnementales ont tellement changé les Ceinturiens que ce ne sont plus seulement des êtres maigrichons souffrant d’obsessions compulsives, mais qu’ils ne sont plus vraiment humains.
— Ce n’est pas ce que je dis, rétorqua Miller en soupçonnant que c’était précisément ce qu’il disait. C’est simplement que les Ceinturiens n’ont pas une vision à long terme quand vous merdez avec leurs ressources de base. Cette eau deviendra de l’air, un agent propulseur, et tout bêtement de l’eau potable pour nous. Quand ce sujet vient sur le tapis, nous n’avons aucun sens de l’humour.
Le chariot heurta une rampe métallique. Le niveau inférieur s’éloigna sous eux. Havelock resta silencieux, puis revint à la charge :
— Ce Holden n’a pas dit que c’était Mars. Ils ont seulement trouvé une batterie martienne. Tu penses que vous allez… déclarer la guerre ? Uniquement sur la foi des images de la batterie que ce type a transmises ?
— Nous ne nous préoccupons pas de ceux qui attendent d’avoir le fin mot de l’histoire.
En tout cas pas ce soir, songea-t-il. Une fois que toute l’affaire sera dévoilée, nous verrons quelle position adopter.
Le poste de police était entre à moitié et aux trois quarts plein. Les hommes de la sécurité s’y agglutinaient par petits groupes, acquiesçaient les uns envers les autres, les yeux étrécis et les mâchoires serrées. Un des flics des Mœurs rit d’une réflexion quelconque, et son hilarité bruyante et forcée sentait la peur. Miller vit le changement s’opérer chez son partenaire tandis qu’ils traversaient la zone commune pour atteindre leurs bureaux. Havelock avait réussi à mettre la réaction de Miller sur le compte d’une hypersensibilité. Mais il fallait traverser toute la salle. Tout un poste de police. Quand ils arrivèrent devant leurs sièges, les yeux d’Havelock étaient écarquillés.
Le capitaine Shaddid fit son entrée. Son expression troublée avait disparu. Elle avait tiré ses cheveux en arrière, son uniforme tombait impeccablement et sa voix était aussi posée que celle d’un chirurgien dans un hôpital de campagne. Elle approcha du premier bureau sur son chemin et en fit un pupitre improvisé.
— Mesdames et messieurs, vous avez tous entendu la transmission. Des questions ?
— Qui a laissé cet abruti de Terrien près d’une radio ? s’écria quelqu’un.
Miller vit Havelock s’esclaffer avec les autres, mais ses yeux démentaient son attitude. Shaddid fit la moue, et l’assemblée se calma.
— Voilà quelle est la situation, dit-elle. Nous n’avons aucun moyen de contrôler cette information. Elle a été diffusée partout. Cinq sites du réseau interne l’ont relayée, et nous devons partir du principe que le public est au courant depuis déjà dix minutes. Notre rôle consiste désormais à limiter au minimum les troubles et à assurer l’intégrité de la station autour du spatiosport. Les postes 50 et 2-13 nous aideront dans cette tâche. Les autorités du spatioport ont relâché tous les vaisseaux enregistrés sur une planète intérieure. Ce qui ne signifie pas qu’ils soient tous partis. Il leur faut encore rassembler leur équipage. Mais ça veut dire qu’ils vont partir.
— Et les locaux gouvernementaux ? demanda Miller, assez fort pour être entendu de tous.
— Ce n’est pas notre problème, Dieu merci, dit Shaddid. Ils ont une infrastructure en place. Les portes anti-souffle sont fermées et verrouillées. Ils se sont isolés des principaux systèmes environnementaux, donc nous ne respirons pas leur air en ce moment.
— Eh bien, c’est un soulagement, dit Yevgeny quelque part au milieu des inspecteurs de la Crim’.
— Les mauvaises nouvelles, maintenant, reprit Shaddid, et Miller entendit cent cinquante flics retenir leur souffle. Nous avons quatre-vingts agents de l’APE sur la station. Ils sont tous employés légalement, et vous savez que c’est le genre de chose qu’ils attendaient. Le gouverneur a donné l’ordre de ne pas recourir à la détention préventive. Personne ne se fait arrêter sans avoir commis une infraction.
Un chœur de voix furieuses s’éleva.
— Pour qui se prend-il ? lança quelqu’un au fond de la salle.
Shaddid tourna vivement la tête dans cette direction, avec une célérité de mouvement digne d’un requin.
— Le gouverneur est celui qui a passé un contrat avec nous pour que nous gardions cette station en ordre de marche, répliqua-t-elle. Nous suivrons donc ses directives.
Dans sa vision périphérique, Miller vit Havelock qui approuvait de la tête. Il se demanda ce que le gouverneur pensait de l’indépendance de la Ceinture. Peut-être que l’APE n’était pas seule à guetter ce genre de situation. Shaddid continuait de parler, soulignant les réponses en matière de sécurité auxquelles ils étaient autorisés. L’inspecteur n’écoutait plus que d’une oreille distraite, et il était tellement perdu dans ses spéculations sur les ressorts politiques derrière la situation qu’il faillit ne pas entendre le capitaine prononcer son nom.
— Miller prendra la deuxième équipe et couvrira les secteurs 13 à 24. Kasagawa, troisième équipe, 25 à 36, et ainsi de suite. Ce qui fait vingt hommes par équipe, sauf pour Miller.
— Je peux me débrouiller avec dix-neuf, affirma Miller, avant de glisser à Havelock : Tu es hors de ce coup, partenaire. Un Terrien armé là-bas n’arrangerait pas les choses.
— Ouais, je l’avais vu venir.
— Bien, dit Shaddid. Vous connaissez la marche à suivre. Au boulot.
Miller rassembla sa brigade antiémeute. Tous les visages lui étaient familiers, il n’y avait là que des hommes et des femmes avec qui il avait déjà travaillé. Mentalement, il les répartit avec une efficacité presque automatique. Brown et Gelbfish avaient une expérience dans les Groupes spéciaux d’intervention, ils mèneraient les opérations sur les ailes s’il fallait contrôler une foule. Aberforth avait écopé de trois signalements pour violence excessive depuis que son gamin avait été arrêté pour vente de drogue sur Ganymède. Elle resterait donc en seconde ligne. Elle aurait l’occasion de résoudre ses problèmes de maîtrise de sa colère une autre fois. Dans tout le poste, les autres commandants de groupe prenaient des décisions similaires.
— Et maintenant, on s’équipe, conclut-il.
Ils se dirigèrent en groupe vers le magasin du matériel. Miller fit halte. Havelock était resté appuyé contre son bureau, bras croisés, les yeux perdus dans le vague. Miller était partagé entre sa sympathie pour cet homme et l’impatience. C’était dur de faire partie de l’équipe sans y avoir de rôle actif. D’un autre côté, qu’espérait-il d’autre en acceptant un contrat dans la Ceinture ? Le regard d’Havelock accrocha le sien. Ils échangèrent un simple hochement de tête. Miller fut le premier à se détourner.
Le magasin du matériel était autant un entrepôt qu’un coffre-fort de banque, et il avait été conçu par quelqu’un qui se souciait plus d’économiser l’espace que de sortir facilement ce qui s’y trouvait. L’éclairage dispensé par des diodes électroluminescentes blanches encastrées donnait au mur gris un aspect stérile. La pierre nue répercutait les voix et les pas. Des rangées d’armes à feu, des piles de boîtes de munitions, des tas de sacs à mise sous scellés, des serveurs de rechange et des uniformes de remplacement s’alignaient contre les murs et occupaient la majeure partie de l’espace. L’équipement antiémeute était rangé dans la pièce adjacente, dans des casiers d’acier gris protégés par des serrures électroniques de haute sécurité. La dotation standard comprenait des boucliers en plastique anti-impact, des protège-mentons, des plastrons et des protège-cuisses renforcés, ainsi que des casques – le tout conçu pour faire d’une poignée de membres de la sécurité une force intimidante, inhumaine.