Miller entra son code d’accès. Les serrures se désenclenchèrent et les casiers s’ouvrirent.
— Eh bien, fit-il sur le ton de la conversation. Merde alors.
Les casiers étaient aussi vides que des cercueils gris sans corps. De l’autre côté de la pièce, il entendit les jurons qui fusaient. Il ouvrit un à un tous les casiers auxquels il avait accès. C’était partout la même chose. Une Shaddid livide apparut à son côté.
— Quel est le plan B ? demanda-t-il.
Le capitaine cracha au sol, puis ferma les yeux. Ils roulèrent sous ses paupières comme si elle rêvait. Deux longues respirations plus tard, ils se rouvrirent.
— Vérifier les casiers des Groupes spéciaux d’intervention. Il devrait y avoir de quoi équiper deux personnes dans chaque groupe.
— Des snipers ? dit Miller.
— Vous avez une meilleure idée, inspecteur ? répondit-elle en appuyant sur le dernier mot.
Il leva les mains en signe de reddition. Le but de l’équipement antiémeute était d’intimider et de contrôler. Celui des GSI, de tuer avec la plus grande efficacité possible. Apparemment, leur mission venait de changer.
Au quotidien, un millier de vaisseaux occupaient le spatioport de Cérès, où l’activité ralentissait rarement et ne cessait jamais. Chaque secteur pouvait accueillir vingt appareils, la circulation des humains et du fret, les camions de transport, les grues, les chariots élévateurs industriels. Et son escouade était responsable de douze secteurs.
L’air empestait le réfrigérant et l’huile. Ici la gravité était légèrement supérieure à 0,3 g, la rotation de la station à elle seule créant une sensation d’oppression et de danger. Miller n’aimait pas cet endroit. Sentir le vide si près sous ses pieds le rendait nerveux. Quand il croisait les dockers et les équipages des transports, il ne savait jamais s’il devait sourire ou se renfrogner. Il était là pour impressionner les gens et leur rappeler de se tenir dans les lignes, mais aussi pour les rassurer et montrer par sa seule présence que tout était sous contrôle. Après avoir parcouru les trois premiers secteurs, il décida d’opter pour le sourire. C’était le genre de mensonge qu’il pratiquait le mieux.
Ils venaient d’atteindre la jonction entre les secteurs 19 et 20 quand ils entendirent crier. Miller sortit de sa poche son terminal individuel, le connecta au réseau central de surveillance et se brancha sur le système des caméras de sécurité. Il lui fallut quelques secondes pour trouver ce qu’il cherchait : un rassemblement de peut-être cinquante ou soixante civils qui bloquait toute la largeur du tunnel et la circulation dans les deux sens. Certains brandissaient des armes au-dessus de leur tête. Des couteaux, des gourdins improvisés. Et au moins deux pistolets. Des poings frappaient le vide. Au centre du groupe, un individu massif et torse nu battait quelqu’un à mort.
— En piste, dit Miller.
D’un signe, il entraîna son escouade au pas de course. Ils étaient encore à une centaine de mètres quand il vit l’homme sans chemise précipiter sa victime au sol et lui écraser la nuque du pied. La tête de la femme se tourna selon un angle qui ne laissait aucun doute. Miller fit ralentir son équipe. Inutile d’être essoufflés, l’arrestation d’un meurtrier entouré d’une foule d’amis serait déjà assez difficile.
La situation était sur le point de dégénérer, il le sentait. La foule allait faire mouvement, se rendre à l’aéroport, aux vaisseaux. Si d’autres gens se mêlaient à ce début de chaos… que se passerait-il ensuite ? Au niveau immédiatement supérieur et à moins de cinq cents mètres, il y avait un bordel qui accueillait des clients venus des planètes intérieures. L’inspecteur des douanes du secteur 21 était marié avec une fille de Luna, et il s’en était peut-être vanté un peu trop souvent.
Les cibles potentielles étaient trop nombreuses, se dit Miller en faisant signe à ses snipers de prendre du champ. Il fallait qu’il raisonne un début d’émeute, qu’il l’arrête ici, afin que personne d’autre ne soit tué.
En pensée, il vit Candace qui croisait les bras et lui demandait : Et c’est quoi, ton plan B ?
L’extérieur de la foule donna l’alerte bien avant que Miller l’atteigne. Le mouvement des corps et des menaces se modifia. Miller repoussa son feutre vers l’arrière de son crâne. Des hommes, des femmes. Le teint sombre, pâle, ou doré, mais tous avec la silhouette déliée des Ceinturiens, tous avec le rictus agressif de chimpanzés en guerre.
— Laissez-moi en descendre un ou deux, monsieur, dit Gelbfish depuis son terminal. Histoire de leur foutre une trouille de tous les dieux.
— On va y arriver, dit Miller en souriant à la foule furieuse. On va y arriver.
Le visage qu’il cherchait apparut au premier rang. Celui de Sans-Chemise. L’homme était imposant, le sang couvrait ses mains et avait éclaboussé sa joue. Le noyau de l’émeute.
— Celui-là ? demanda Gelbfish, et Miller sut qu’un minuscule point rouge brillant était fixé au centre du front de Sans-Chemise alors même que celui-ci défiait d’un regard étincelant les uniformes qui approchaient.
— Non. Ça ne ferait que déchaîner les autres.
— Alors on fait quoi ? s’enquit Brown.
Satanée bonne question.
— Monsieur, dit Gelbfish, ce fumier a un tatouage de l’APE sur l’épaule gauche.
— Eh bien, s’il faut que vous tiriez, commencez par là.
Miller s’avança et relia son terminal au système local de sonorisation. Quand il prit la parole, sa voix tonna dans les haut-parleurs placés en hauteur.
— Ici l’inspecteur Miller. À moins que vous vouliez tous être placés en détention pour complicité de meurtre, je vous suggère de vous disperser. Maintenant.
Il mit en sourdine le microphone de son terminal et ajouta, à l’adresse de Sans-Chemise :
— Pas toi, le balèze. Tu bouges un muscle et on te descend.
Dans la foule quelqu’un lança une clef anglaise, et l’outil en métal argenté décrivit une courbe basse en direction de la tête de Miller. Il réussit presque à l’éviter, mais le manche le toucha à l’oreille. Sa tête s’emplit instantanément d’un carillonnement grave, et l’humidité du sang coula sur son cou.
— Ne tirez pas ! cria-t-il. Ne tirez pas.
Des rires traversèrent la foule, comme si c’était à elle qu’il s’était adressé. Bande d’abrutis. Enhardi, Sans-Chemise s’avança. Les stéroïdes avaient gonflé ses cuisses à tel point qu’il se dandinait à chaque pas. Miller rebrancha le micro de son terminal. Tant que la foule les regardait se faire face, elle ne partait rien casser. L’émeute ne se propageait pas. Pas encore.
— Alors, mon pote, tu ne frappes à mort que les gens sans défense, ou on peut entrer dans la danse ? demanda Miller d’un ton détendu, mais sa voix retentit dans les haut-parleurs avec la puissance d’une déclaration divine.
— C’est quoi, ces conneries que tu aboies, chien de Terrien ? dit l’autre.
— Terrien ? répliqua Miller en riant sous cape. J’ai l’air d’avoir grandi dans un puits de gravité ? Je suis né sur ce caillou.
— Les Intérieurs te tiennent en laisse, enculé. Tu es leur chien.