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— C’est ce que tu penses ?

— Sûrement quoui, répondit Sans-Chemise.

Sûrement que oui. Il gonfla les pectoraux. Miller réprima une soudaine envie de rire.

— Alors tuer cette pauvre femme, c’était pour le bien de la station ? Pour le bien de la Ceinture ? Ne sois pas idiot, mon gars. Ils te manipulent. Ils veulent que vous vous comportiez tous comme des émeutiers décervelés, pour avoir une raison de fermer cet endroit.

— Schrauben sie sie weibchen, lâcha Sans-Chemise dans le mauvais allemand de la Ceinture, et il se pencha en avant.

D’accord, c’est la deuxième fois qu’il m’injurie, constata Miller.

— Les genoux, ordonna-t-il.

Les jambes de Sans-Chemise explosèrent en deux geysers sanglants, et il s’effondra avec un hurlement de douleur. Miller dépassa son corps qui se tortillait au sol et se campa face aux autres.

— Vous prenez vos ordres de ce pendejo ? dit-il. Écoutez-moi, vous savez tous ce qui se prépare. Nous savons quand la danse commence, comme ça, pan, pas vrai ? Ils ont bousillé tu agua, et nous connaissons tous la réponse. Ça se finit hors d’un sas, pas vrai ?

Il la lut sur leurs visages : la peur subite des snipers, et puis l’indécision. Il profita de l’avantage sans leur laisser le temps de réfléchir. Il revint au jargon du premier niveau, la langue de ceux qui possèdent l’éducation, et l’autorité :

— Vous savez ce que Mars veut ? Ils veulent que vous fassiez ça, justement. Ils veulent que ce connard à terre s’assure que tout le monde considère les Ceinturiens comme une bande de psychopathes prêts à mettre en pièces leur propre station. Ils veulent pouvoir se dire que nous sommes exactement comme eux. Eh bien, non. Nous sommes des Ceinturiens, et nous savons nous prendre en charge.

Il choisit un homme en bordure de la foule. Pas aussi musculeux que Sans-Chemise, mais d’un beau gabarit. Lui aussi avec le cercle fendu de l’APE sur le bras.

— Toi, dit-il. Tu veux te battre pour la Ceinture ?

— Pour sûr, répondit l’autre.

— Je n’en doute pas. Lui aussi, fit Miller en désignant Sans-Chemise du pouce. Mais maintenant il est estropié, et il va tomber pour meurtre. Donc nous en avons déjà perdu un. Vous voyez, vous tous ? Ils veulent nous retourner les uns contre les autres. On ne peut pas les laisser faire ça. Chacun de vous que je devrai arrêter, estropier ou tuer, ce sera un de moins quand le jour viendra. Et ce jour arrive. Mais ce n’est pas aujourd’hui. Vous comprenez ?

L’homme de l’APE eut une grimace hargneuse. Le reste de la foule s’écarta de lui, l’isolant. Miller pouvait la sentir comme un courant invisible contre lui, qui venait de changer.

— Le jour approche, hombre, dit le type de l’APE. Tu as choisi ton camp ?

Le ton était celui de la menace, mais il n’y avait pas de puissance derrière les mots. Miller inspira lentement. C’était fini.

— Toujours le camp des anges, dit-il. Pourquoi vous ne retourneriez pas tous au travail ? Ici, le spectacle est terminé, et nous avons tous encore un tas de trucs à faire.

Son élan brisé, la foule se débanda. D’abord un, puis deux qui quittèrent le rassemblement, puis tous se dispersèrent en même temps. Cinq minutes après l’arrivée de Miller, les seuls signes de l’incident étaient Sans-Chemise qui gémissait dans une flaque de son propre sang, la blessure à l’oreille de Miller et le cadavre de la femme que cinquante bons citoyens avaient regardée se faire battre à mort. Elle était de petite taille et portait une combinaison de vol marquée du signe d’une compagnie de transport martienne.

Un seul mort. La nuit n’est pas si mauvaise, songea Miller avec aigreur.

Il s’approcha de l’homme, dont le tatouage était maculé de sang, et s’accroupit auprès de lui.

— Mon pote, tu es en état d’arrestation pour le meurtre de cette dame, là, quelle que puisse être son identité. Tu n’es pas obligé de répondre aux questions sans la présence d’un avocat ou d’un représentant syndical, et si tu oses ne serait-ce qu’un regard de travers dans ma direction, je t’atomise. On s’est bien compris ?

D’après l’expression de l’homme, il sut que c’était le cas.

7

Holden

Holden était capable de savourer un café à un demi-g. Il lui suffisait de s’asseoir et de lever la boisson sous son nez, en laissant l’arôme envahir ses narines. Il fallait ensuite aspirer à petits coups, et prendre garde de se brûler la langue. Boire du café était une des activités qui ne facilitaient pas le passage à la microgravité, mais à un demi-g ça allait encore.

C’est pourquoi il s’assit et s’efforça de se concentrer sur le café et la gravité dans le silence de la petite coquerie du Knight. Même Alex, d’habitude bavard, restait silencieux. Amos avait posé sa grosse arme de poing sur la table et la contemplait d’un regard fixe et plein de frayeur. Shed s’était endormie. Assise de l’autre côté de la pièce, Naomi sirotait un thé tout en gardant un œil sur le panneau de contrôle mural voisin. Elle y avait transféré celui des ops.

Tant qu’il restait centré sur son café, il n’avait pas à penser à Ade lâchant son dernier hoquet de peur avant d’être transformée en vapeur scintillante.

Alex ruina tous ses efforts en prenant la parole :

— À un moment ou un autre, il va quand même falloir décider où nous allons.

Holden acquiesça, but une gorgée de café et ferma les yeux. Ses muscles vibraient comme des cordes pincées, et sa vision périphérique était constellée de points lumineux imaginaires. Les premiers effets de la retombée post-jus se manifestaient, et celle-ci allait être gratinée. Il voulait profiter des derniers moments avant que la douleur le frappe.

— Il a raison, Jim, dit Naomi. Nous ne pouvons pas voler indéfiniment en rond à un demi-g.

Il ne rouvrit pas les yeux. L’obscurité derrière ses paupières était fade, mouvante, et porteuse d’une sensation de nausée latente.

— Nous n’allons pas attendre indéfiniment, répondit-il. Nous attendons cinquante minutes que la station Saturne me rappelle et me dise quoi faire de leur vaisseau. Le Knight est toujours la propriété de P et K. Nous sommes toujours employés par eux. Vous vouliez que je demande de l’aide, j’ai demandé de l’aide. Maintenant nous attendons de voir à quoi elle ressemblera.

— Nous ne devrions pas nous diriger vers la station Saturne, alors, chef ? demanda Amos, dont la question s’adressait à Naomi.

— Pas avec le Knight, ronchonna Alex. Même si nous disposions du carburant nécessaire pour ce trajet, ce qui n’est pas le cas, je n’ai pas envie de rester le cul assis dans cette boîte de conserve pendant les trois prochains mois. Non, si nous allons quelque part, c’est Jupiter ou la Ceinture. Nous sommes à égale distance des deux.

— Je vote pour que nous continuions en direction de Cérès, déclara Naomi. P et K a une antenne, là-bas. Et nous ne connaissons personne dans le complexe de Jupiter.

Toujours sans ouvrir les yeux, Holden secoua la tête.

— Non. Nous attendons qu’ils répondent.

Naomi poussa une sorte de grognement exaspéré. C’était étrange, se dit-il, qu’on puisse interpréter la voix de quelqu’un d’après les sons les plus indistincts proférés. Un toussotement, ou un soupir. Ou un très léger hoquet, juste avant de mourir.

Holden se redressa et ouvrit les yeux. D’un geste calculé, il déposa sa chope de café sur la table. Ses mains commençaient à trembler.

— Je ne veux pas voler en direction du soleil et de Cérès, parce que c’est le cap qu’a pris le vaisseau torpilleur, et j’ai pris en compte votre remarque sur le fait de le poursuivre, Naomi. Je ne veux pas aller vers Jupiter, parce que nous n’avons de carburant que pour un trajet, et une fois que nous aurons pris cette direction, nous ne pourrons plus choisir une autre destination. Donc nous restons ici, à boire du café, parce qu’il faut que je prenne une décision, et que P et K a son mot à dire. Nous attendons leur réponse, et ensuite je prendrai ma décision.