— Juste, je peux gérer. Il faudra simplement apprendre à vivre avec les odeurs corporelles des autres. Je craignais d’apprendre que nous n’aurions pas assez d’eau.
— À ce propos, je vais retourner à mon casier et m’asperger de déodorant, déclara Amos. Après une journée passée à ramper dans tous les recoins de cette poubelle, je sens tellement mauvais que ça risque de m’empêcher de dormir.
Il avala le reste de sa barre, eut un claquement de lèvres pour feindre le contentement, puis il quitta son siège et se dirigea vers l’échelle donnant sur le carré d’équipage. Holden mordit dans sa propre barre. Elle avait un goût évoquant du carton enduit de graisse.
— Que fait Shed ? demanda-t-il. Je la trouve très discrète, ces temps-ci.
Naomi fronça les sourcils et posa sa barre à moitié mangée sur la console.
— Je voulais vous en parler. Elle ne va pas bien, Jim. De nous tous, c’est elle qui a le plus de mal avec… ce qui s’est passé. Vous et Alex avez servi dans la Flotte. Ils vous forment à encaisser la perte de membres de votre équipage. Amos vole depuis si longtemps que c’est en fait le troisième vaisseau mère qu’il voit disparaître, si vous arrivez à le croire.
— Et vous, vous êtes entièrement constituée de béton et de titane, dit Holden, sans vraiment plaisanter.
— Pas entièrement. À quatre-vingts, quatre-vingt-dix pour cent, maxi, répliqua-t-elle avec l’ombre d’un sourire. Sérieusement : je pense que vous devriez lui parler.
— Pour lui dire quoi ? Je ne suis pas psychiatre. Dans la Flotte, la version qu’on a de ce genre de speech inclut les notions de devoir, de sacrifice pour l’honneur et de vengeance de nos camarades tombés. Ça ne fonctionne pas aussi bien quand vos amis ont été assassinés sans raison apparente, et alors qu’on ne peut rien y faire.
— Je n’ai pas dit que vous deviez la remettre d’aplomb. J’ai dit qu’il fallait que vous lui parliez.
Holden se leva de son siège et la salua.
— Bien, monsieur, dit-il et, arrivé à l’échelle, il fit halte pour ajouter : Une fois encore, merci, Naomi. J’aimerais vraiment…
— Je sais. Allez remplir votre rôle de capitaine, dit-elle en se retournant vers le panneau de contrôle et en affichant l’écran des ops du vaisseau. De mon côté, je vais continuer de dire bonjour aux voisins.
Holden trouva Shed dans la minuscule infirmerie de bord du Knight. C’était plus un placard qu’une pièce. À part la couchette renforcée, les unités de rangement et une demi-douzaine d’appareils fixés aux cloisons, il y avait juste assez de place pour un seul tabouret collé au plancher par ses pieds magnétiques. Shed y était assise.
— Eh, ma grande, je peux entrer ? demanda Holden.
J’ai vraiment dit “Eh, ma grande” ?
Avec un haussement d’épaules, Shed déploya un écran d’inventaire sur le panneau mural, ouvrit différents tiroirs et inventoria leur contenu. En faisant mine d’être en plein dans une quelconque activité.
— Écoutez, Shed. Ce qui est arrivé au Canterbury a réellement bouleversé tout le monde, et vous…
Shed se retourna. Elle tenait à la main un tube blanc.
— Solution à trois pour cent d’acide acétique. J’ignorais qu’on en avait à bord. Le Cant n’en avait plus, et j’ai trois personnes souffrant de VG qui en auraient grand besoin. Pourquoi il y en a sur le Knight, c’est ça qui me dépasse.
— “VG” ? fut tout ce qu’Holden trouva à répondre.
— Verrues génitales. Une solution à l’acide acétique est le traitement pour toutes les verrues visibles. Elle les brûle. Ça fait un mal de chien, mais ça marche. Aucune raison d’en avoir un tube dans une navette. L’inventaire médical est toujours tellement bordélique…
Holden ouvrit la bouche pour parler, ne trouva rien à dire et la referma.
— Nous avons de la crème avec de l’acide acétique, poursuivit Shed d’une voix de plus en plus aiguë, mais rien contre la douleur. À votre avis, de quoi a-t-on le plus besoin à bord d’une navette de sauvetage ? Si nous avions trouvé quelqu’un sur cette épave avec des verrues génitales, nous aurions été parés. Mais une fracture ? Pas de chance, mon vieux. Serre les dents.
— Shed, écoutez… commença Holden.
— Oh, et regardez ça. Pas de coagulant. Mais où est le problème, hein ? Eh, aucun risque que quelqu’un participant à une mission de sauvetage se mette à saigner. Si vous avez des grosseurs sur votre engin, bien sûr, on peut vous soigner, mais si vous saignez ? Pas question ! Je veux dire, nous avons quatre cas de syphilis sur le Cant en ce moment. Une des affections les plus anciennes à avoir été répertoriées, et nous ne pouvons toujours pas nous en débarrasser. Je répète aux gars : “Les putes de la station Saturne se tapent tous les transporteurs de glace du circuit, alors sortez couverts”, mais est-ce qu’ils m’écoutent ? Non. Et nous nous retrouvons avec des cas de syphilis alors que nous manquons de ciprofloxacine.
Holden sentit sa mâchoire inférieure saillir. Il agrippa le cadre de l’écoutille et se pencha dans la pièce.
— Tout le monde est mort à bord du Cant, dit-il d’un ton brutal, en appuyant sur chaque mot. Tout le monde est mort. Personne n’a plus besoin d’antibiotiques. Personne n’a besoin de crème contre les verrues.
Shed se tut, et se vida de tout son air comme si elle venait de recevoir un coup de poing au plexus. Elle referma les tiroirs de l’armoire et éteignit l’écran d’inventaire avec des gestes précis.
— Je sais, dit-elle calmement. Je ne suis pas idiote. J’ai juste besoin d’un peu de temps.
— Comme nous tous. Mais nous sommes coincés dans cette boîte de conserve ensemble. Je vais être franc, je suis venu ici parce que Naomi s’inquiète pour vous, et maintenant que je suis là, vous me filez vraiment la pétoche. Ça va, parce que je suis le capitaine et que c’est mon boulot. Mais je ne peux pas vous laisser effrayer Alex ou Amos. Il reste dix jours avant que nous soyons secourus par un vaisseau de guerre martien, et c’est déjà assez flippant sans que le toubib du bord pète un câble.
— Je ne suis pas médecin, seulement infirmière, dit Shed d’une toute petite voix.
— Vous êtes notre médecin, d’accord ? Pour nous quatre à bord avec vous, vous êtes notre médecin. Si Alex se met à avoir des crises de stress post-traumatique et a besoin de médicaments pour tenir le coup, il viendra vous voir. Et s’il vous trouve en train de délirer sur les verrues, il tournera les talons et reviendra dans le cockpit, mais pour piloter il ne s’en sortira pas. Vous voulez pleurer ? Faites-le avec nous tous. Nous nous installerons dans la coquerie, nous prendrons une cuite et nous pleurerons comme des bébés, mais nous le ferons ensemble, là où c’est sans risque. Plus question que vous vous calfeutriez ici.
Shed acquiesça.
— Nous pouvons faire ça ? demanda-t-elle.
— Faire quoi ?
— Prendre une cuite et pleurer comme des bébés ?
— Bien sûr que oui. C’est sur l’agenda officiel de la soirée. Présentez-vous à la coquerie à vingt heures précises, médecin Garvey. Et apportez une tasse.
Shed allait répondre quand le réseau comm s’alluma et la voix de Naomi retentit :
— Jim, remontez aux ops.
Holden crispa une main sur l’épaule de Shed pendant une seconde, puis il la laissa.
Aux ops, Naomi avait rallumé l’écran comm et s’entretenait avec Alex à voix basse. Visage fermé, le pilote secouait la tête. L’écran affichait une carte.