— Ça n’est pas trop bien passé, alors ? demanda Havelock.
— Ça aurait pu se passer mieux.
— Elle t’a retiré la mission ?
— Non, je la conserve. Elle veut seulement que je bâcle le boulot.
— Bah, ça pourrait être pire. Au moins tu dois découvrir ce qui s’est passé. Et si tu passais simplement un peu de temps à fouiner, après le travail, juste pour garder la main, si tu vois ce que je veux dire ?
— Ouais, fit Miller. Pour garder la main.
Leurs deux bureaux étaient inhabituellement propres. La barrière de paperasse qu’Havelock avait dressée entre lui et le reste du poste s’était érodée jusqu’à disparaître, et Miller savait au regard de son équipier et aux mouvements de ses mains que le flic en lui avait envie de retourner dans les tunnels. Il n’aurait pu dire si c’était pour faire ses preuves avant son transfert, ou simplement pour briser quelques crânes. Peut-être étaient-ce là deux façons d’exprimer la même chose.
Essaie de ne pas te faire tuer avant de partir d’ici, songea Miller.
— Qu’est-ce qu’on a ? fit-il.
— Une boutique de matériel informatique. Secteur 8, troisième niveau. Une plainte pour racket.
Miller resta immobile un moment et étudia sa propre réticence comme si c’était celle d’un autre. Il se faisait l’impression d’être un chien à qui Shaddid avait donné un morceau de viande fraîche avant de lui désigner ses croquettes. La tentation d’oublier le magasin d’informatique s’épanouit en lui, et pendant quelques secondes il faillit y céder. Finalement, avec un soupir, il reposa ses pieds sur le sol et se leva.
— C’est bon, dit-il, allons rendre le commerce plus sûr dans la station.
— Belle maxime de vie, fit Havelock.
Il vérifia son arme, ce qu’il faisait beaucoup plus souvent depuis quelque temps.
La boutique était franchisée et spécialisée dans les divertissements. Les présentoirs blancs et propres proposaient du matériel pour divers environnements interactifs : simulations de bataille, jeux d’exploration, sexe. Une voix de femme ululait dans les haut-parleurs quelque chose entre l’appel musulman à la prière et l’orgasme, avec en accompagnement un rythme à la batterie. La moitié des produits était en hindi sous-titré en chinois et en espagnol, l’autre en anglais avec une traduction en hindi. L’employé, un gamin de seize, dix-sept ans, arborait comme un étendard une barbe noire pas assez fournie.
— Je peux vous aider ? demanda-t-il.
Le regard qu’il posa sur Havelock était à la limite du mépris. Le Terrien sortit son badge et le lui présenta, et dans le mouvement il s’arrangea pour que l’adolescent ait tout le temps de voir son arme.
— Nous aimerions parler à…, commença Miller avant de consulter la plainte sur son terminal. Asher Kamamatsu. Il est là ?
Le directeur de l’établissement était imposant, pour un Ceinturien. Plus grand qu’Havelock, il avait le ventre conquérant et une musculature saillante au niveau des épaules, des bras et du cou. Si Miller plissait les paupières, il discernait le garçon de dix-sept ans qu’il avait été sous les couches déposées par le temps et les désillusions, et ce garçon-là ressemblait beaucoup au jeune employé. Son bureau se révéla presque trop petit pour eux trois et encombré de boîtes pleines de logiciels pornographiques.
— Vous les avez attrapés ? demanda Kamamatsu.
— Non, répondit Miller. Nous essayons toujours de savoir qui ils sont.
— Bon sang, mais je vous l’ai déjà dit. La caméra du magasin a pris des images d’eux. Je vous ai donné le nom de ce salopard.
D’après le terminal de Miller, le suspect s’appelait Mateo Judd. C’était un docker au casier criminel sans rien de remarquable.
— Vous pensez donc qu’il agit en solo. D’accord. Nous allons le serrer et le mettre à l’ombre. Aucune raison de chercher à savoir pour qui il travaille. Probablement personne qui prendra mal la chose, de toute façon. D’après mon expérience, dans le domaine du racket les collecteurs sont remplacés dès qu’un d’entre eux tombe. Mais puisque vous êtes certain que c’est uniquement ce type qui pose problème…
L’air bougon du boutiquier lui confirma qu’il s’était bien fait comprendre. Accoudé sur une pile de cartons marqués СИРОТЛИBЫЕ ДЕBУШКИ, Havelock souriait.
— Pourquoi ne pas me dire ce qu’il voulait ? proposa Miller.
— Je l’ai déjà dit à l’autre flic, répliqua le commerçant.
— Racontez-moi.
— Il voulait nous vendre une assurance privée. Cent par mois, pareil que le dernier type.
— Le dernier type ? fit Havelock. Alors c’est déjà arrivé ?
— Bien sûr. Tout le monde doit payer quelque chose, vous savez. C’est le prix pour faire du commerce, ici.
Miller ferma son terminal en fronçant les sourcils.
— Philosophique. Mais si c’est le prix pour faire du commerce, pourquoi nous avoir appelés ?
— Parce que j’ai pensé que vous… vous autres de la police aviez le contrôle sur toute cette merde. Depuis que nous avons cessé de payer la Loca, j’ai pu faire des bénéfices corrects. Et voilà que ça recommence.
— Une minute, fit Miller. Vous dites que la Loca Greiga a cessé de vous faire cracher au bassinet en échange de sa protection ?
— Bien sûr. Et pas seulement ici. La moitié des gars du Rameau que je connaissais ne se montrent plus. On a tous cru que les flics avaient pris la situation en main, pour une fois. Mais maintenant il y a ces nouveaux salopards, et c’est la même chose, une fois de plus.
Un frisson désagréable parcourut la nuque de Miller. Il lança un regard interrogateur à Havelock, qui secoua la tête. Lui non plus n’était pas au courant. La société du Rameau d’or, l’équipe de Sohiro, la Loca Greiga. Tout le crime organisé sur Cérès souffrait du même effondrement écologique, et à présent un nouveau venu voulait prendre la place laissée libre. Peut-être par opportunisme. Peut-être pour une autre raison. Il répugnait presque à poser les questions suivantes. Son équipier allait penser qu’il devenait paranoïaque.
— À quand remonte la dernière fois où un des anciens gars est venu percevoir son enveloppe pour vous protéger ? demanda-t-il.
— Je ne sais plus. Mais ça fait déjà un bail.
— Avant ou après que Mars a détruit ce transport de glace ?
Le commerçant croisa ses bras épais et plissa les yeux.
— Avant, dit-il. Peut-être un mois ou deux avant. Quel rapport ?
— J’essaie seulement d’établir une échelle de temps qui soit juste, répondit Miller. Et le nouveau type, ce Mateo, il vous a dit qui était derrière votre nouvelle assurance ?
— C’est votre boulot de le découvrir, non ?
L’expression du boutiquier s’était tellement fermée que Miller s’imagina entendre des bruits de serrure. Oui, Asher Kamamatsu savait qui le rackettait. Il avait assez de cran pour en parler, mais pas assez pour désigner nommément le coupable.
Intéressant.
— Eh bien, merci pour les renseignements, dit Miller en se levant. Nous vous tiendrons au courant de ce que nous découvrons.
— Heureux que vous soyez sur le coup, dit Kamamatsu, répondant au sarcasme par le sarcasme.
Dans le tunnel extérieur, Miller fit halte. Le voisinage était au point de friction entre le louche et le respectable. Des traces blanches marquaient les endroits où les graffitis avaient été recouverts de peinture. Des hommes à vélo louvoyaient ici et là, et la mousse des pneus bourdonnait sur la pierre polie du sol. Miller s’avança au ralenti, les yeux fixés au plafond loin au-dessus de leur tête, jusqu’à ce qu’il repère la caméra de sécurité. Il sortit son terminal, navigua jusqu’aux fichiers correspondant au code de la caméra et croisa les références avec les clichés fixes de la boutique. Pendant un moment il fit défiler les gens en avant, puis en arrière. Et il trouva Mateo qui sortait du magasin. Un rictus suffisant déformait le visage du racketteur. Miller figea l’image et l’agrandit. Havelock regarda par-dessus son épaule et poussa un sifflement bas.