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Jim Holden y voyait une certaine poésie.

— Holden ?

Il se tourna vers le pont du hangar. Naomi Nagata, chef ingénieur à bord, le dominait de toute sa taille. Elle mesurait près de deux mètres, avait coiffé sa tignasse brune ondulée en une queue-de-cheval, et son expression présente oscillait entre l’amusement et la contrariété. Elle avait cette habitude propre aux Ceinturiens qui consistait à agiter les mains au lieu de hausser les épaules.

— Holden, vous m’écoutez, ou vous regardez seulement au-dehors ?

— Il y a eu un problème, répondit-il, et parce que vous êtes très, très douée, vous pouvez le résoudre même si vous ne disposez pas de l’argent ou du matériel nécessaires.

Elle éclata de rire.

— Donc vous n’écoutiez pas.

— Pas vraiment, non.

— Eh bien, vous avez vu juste, en gros. Le système d’atterrissage du Knight ne fonctionnera pas correctement dans l’atmosphère tant que je n’aurai pas remplacé les joints d’étanchéité. Ça va poser un problème ?

— Je vais demander au vieux, dit Holden. Quand avons-nous utilisé la navette dans l’atmosphère pour la dernière fois ?

— Jamais, mais le règlement stipule que nous devons avoir à bord au moins une navette capable d’un vol atmosphérique.

— Eh, patronne ! cria Amos Burton de l’autre bout de la soute.

L’assistant né sur Terre de Naomi agita un bras épais dans leur direction, mais il s’adressait à Naomi. Il pouvait bien se trouver sur le vaisseau du capitaine McDowell, et Holden être le second, dans le monde d’Amos Burton la seule véritable autorité avait pour nom Naomi Nagata.

— Qu’est-ce qu’il y a ? répondit-elle sur le même ton.

— Un câble défectueux. Vous pourriez tenir ce petit salopard pendant que je vais en chercher un de rechange ?

Elle posa les yeux sur Holden, et son regard disait : Nous en avons terminé ? Il lui adressa un petit salut sarcastique, et elle s’éloigna en secouant la tête, sa silhouette longiligne sanglée dans son bleu de travail maculé de graisse.

Sept années passées dans la Flotte de la Terre, cinq à travailler dans l’espace avec des civils, et jamais il ne s’accoutumerait à cette ossature longue et fine, pour tout dire improbable, des Ceinturiens. Une enfance passée dans la pesanteur avait façonné à jamais sa façon de voir les choses.

Arrivé devant l’ascenseur principal, il leva brièvement le doigt sur le bouton du pont de navigation. Il était tenté par l’idée d’aller voir Ade Tukunbo – son sourire, sa voix, ce parfum de patchouli et de vanille dans ses cheveux –, mais il se reprit et appuya sur le bouton de l’infirmerie. Le devoir avant le plaisir.

Quand il entra, Shed Garvey, l’infirmière, était courbée sur la table d’examen et débridait le moignon du bras gauche de Cameron Paj. Un mois plus tôt, celui-ci avait eu le coude écrasé par un bloc de glace de trente tonnes qui glissait de cinq millimètres par seconde. Ce genre d’accident n’était pas rare chez les gens pratiquant le métier dangereux qui consistait à découper et déplacer des icebergs à zéro g, et Paj prenait le tout avec le fatalisme d’un professionnel. Holden se pencha sur l’épaule de Shed pour la regarder extraire des tissus morts un des asticots médicinaux.

— Quelles sont les nouvelles ?

— Ça m’a l’air en très bonne voie, monsieur, répondit Paj. J’ai encore quelques nerfs. Shed m’a parlé de la prothèse qu’elle va me fixer.

— Si nous parvenons à contrôler la nécrose, dit Garvey, et à condition qu’il ne guérisse pas trop vite avant notre arrivée sur Cérès. J’ai vérifié sa police d’assurance, et il l’a souscrite depuis assez longtemps pour avoir droit à une prothèse avec rétroaction à la force, senseurs de pression et de température, et un logiciel dernier cri pour la motorisation. La totale. Ce sera presque aussi bien qu’un vrai avant-bras. Les planètes intérieures ont mis au point un nouveau biogel qui fait repousser le membre, mais ce n’est pas couvert par notre convention médicale.

— Que les Intérieurs aillent se faire foutre, avec leur gelée magique. Je préfère avoir un bon vieux faux bras conçu par les Ceinturiens qu’un truc que ces salopards font pousser dans leurs labos. Rien que de porter un de leurs bras, ça doit vous transformer en trou-du-cul… Euh, sans vouloir vous offenser, monsieur.

— Pas de problème, répondit Holden. Je suis content de savoir qu’on va vous réparer.

— Dites-lui l’autre truc, fit Paj avec un sourire malicieux.

Shed rougit un peu.

— J’ai… je l’ai entendu dire par d’autres gars à qui on en a posé une, dit-elle sans regarder Holden. Apparemment, il y a une période d’identification du corps avec la prothèse pendant laquelle, si le sujet se, hem, masturbe, il a l’impression que c’est la main de quelqu’un d’autre qui le fait.

Holden laissa le commentaire flotter dans l’air pendant une seconde, le temps que les oreilles de Shed virent au cramoisi.

— C’est bon à savoir, lâcha-t-il. Et pour la nécrose ?

— Il y a une légère infection. Les asticots la limitent, et l’inflammation est en fait une bonne chose, dans la situation présente, de sorte que nous n’avons pas à lutter trop durement tant qu’elle ne se répand pas.

— Il sera remis pour le prochain trajet ?

Pour la première fois, Paj se renfrogna.

— Merde alors, sûr que je serai remis ! Je suis déjà prêt. C’est mon truc, être prêt, monsieur.

— Probablement, dit Shed. Selon la façon dont le lien prendra. Si ce n’est pas le prochain trajet, alors le suivant.

— Que dalle, fit Paj. Je suis capable de manier la glace avec une seule main mieux que la moitié des bourrins que vous avez à bord de cette poubelle.

Holden réprima un sourire.

— Une fois encore, c’est bon à savoir. Restez comme ça.

Paj grommela quelque chose. Shed préleva un autre asticot sur le moignon. Holden retourna à l’ascenseur, et cette fois il n’hésita pas.

Le poste de navigation du Canterbury n’avait rien pour impressionner. Les écrans occupant toute une cloison qu’Holden avait imaginés lorsqu’il s’était engagé dans la Flotte existaient bien sur les plus grands vaisseaux mais, même là, c’était plus pour la décoration que par besoin. Ade était assise devant deux écrans à peine plus larges que les terminaux individuels. Des graphiques illustrant l’efficacité et la puissance du réacteur et du moteur évoluaient en temps réel dans les coins, des données se déroulaient sur la droite à mesure que les différents systèmes les transmettaient. Elle portait un gros casque dont les écouteurs recouvraient entièrement ses oreilles, et il s’en échappait le rythme assourdi d’une ligne de basse. Si le Canterbury détectait une anomalie, elle en était avertie. Si un système commettait une erreur, elle en était avertie. Si le commandant McDowell quittait son poste, elle en était avertie et avait ainsi le temps de couper la musique et de paraître s’affairer avant son arrivée. Cet hédonisme mineur n’était qu’un des mille aspects de sa personne qui la rendaient attirante aux yeux d’Holden. Il l’approcha par-derrière, lui ôta son casque en douceur et dit :

— Salut.

Elle sourit, tapota un des écrans et fit glisser le casque autour de son long cou fin où il reposa tel un bijou technologique.

— Officier en second James Holden, dit-elle d’un ton exagérément formel que son lourd accent nigérian rendait encore plus prononcé. Et que puis-je faire pour vous ?