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Le cercle scindé de l’APE était parfaitement visible sur le brassard du malfrat. Le même genre de brassard que celui trouvé dans l’appartement de Julie Mao.

Avec quel genre de personnes as-tu traîné, petite ? songea Miller. Tu vaux mieux que ça. Tu dois savoir que tu vaux mieux que ça.

— Eh, partenaire, dit-il à haute voix. Tu crois pouvoir rédiger le rapport pour cette entrevue ? Il y a quelque chose que j’aimerais faire, et ce ne serait peut-être pas très indiqué que tu m’accompagnes. Sans vouloir t’offenser.

— Tu vas aller poser des questions aux gars de l’APE ?

— Juste secouer quelques branches, pour voir ce qui tombe de l’arbre.

* * *

Miller aurait cru que sa seule qualité de membre sous contrat de la sécurité suffirait à le faire remarquer dans un bar réputé pour être fréquenté par les sympathisants de l’APE. En l’occurrence, la moitié des visages qu’il reconnut dans l’éclairage tamisé du John Rock Gentlemen’s Club étaient des citoyens normaux. Plusieurs travaillaient pour Hélice-Étoile, tout comme lui, mais ceux-là étaient de service. La musique était purement ceinturienne, des carillons doux accompagnés de cithare et de guitare, avec des paroles dans une demi-douzaine de langues. Il en était à sa quatrième bière, deux heures après la fin de son service, et sur le point de laisser tomber son plan qui semblait voué à l’échec, quand un grand homme mince s’assit au bar à côté de lui. Ses joues grêlées par l’acné donnaient un aspect ravagé à un visage qui sinon paraissait perpétuellement au bord de l’hilarité. Ce n’était pas le premier brassard de l’APE que l’inspecteur ait vu ce soir, mais cet homme le portait avec un air de défi et d’autorité. Miller le salua d’un hochement de tête.

— J’ai appris que vous avez posé des questions sur l’APE, dit l’inconnu. Ça vous intéresserait de la rejoindre ?

Miller sourit et leva son verre, dans un geste volontairement évasif.

— C’est à vous que je devrais m’adresser, si c’était le cas ? fit-il d’un ton dégagé.

— Peut-être bien que je pourrais vous aider.

— Peut-être bien que vous pourriez me parler de deux ou trois autres choses, alors.

Il sortit son terminal et le posa sur le comptoir en faux bambou. Le visage de Mateo Judd brillait sur l’écran. L’homme de l’APE fronça les sourcils et tourna l’appareil vers lui pour mieux voir.

— Je suis un réaliste, dit Miller. Quand Chucky Snails dirigeait les opérations de “protection”, il m’arrivait de parler à ses hommes. Idem quand la Main a pris la relève, et ensuite la société du Rameau d’or. Mon boulot ne consiste pas à empêcher les entorses faites à la loi, mais à assurer la stabilité de Cérès. Vous me comprenez ?

— J’aurais du mal à répondre par l’affirmative, dit l’homme au visage marqué par l’acné, et son accent lui donnait l’air plus cultivé que Miller ne l’aurait pensé. Qui est cet individu ?

— Il s’appelle Mateo Judd. Il a commencé à proposer sa protection dans le secteur 8. Il affirme avoir le soutien de l’APE.

— Les gens affirment beaucoup de choses, inspecteur. Car vous êtes inspecteur, n’est-ce pas ? Mais nous parlions de réalisme…

— En admettant que l’APE veuille s’introduire dans l’économie souterraine sur Cérès, tout se passerait beaucoup mieux si nous pouvions nous parler. Communiquer.

L’homme eut un rire froid et repoussa le terminal. Le barman passa devant eux, avec dans le regard une question qui n’avait pas de rapport avec leurs consommations et ne s’adressait pas à Miller.

— J’ai entendu dire qu’il régnait un certain degré de corruption au sein des forces d’Hélice-Étoile, déclara l’homme. Je dois reconnaître que je suis impressionné par votre franchise. Je vais clarifier les choses : l’APE n’est pas une organisation criminelle.

— Vraiment ? C’est moi qui me trompe, alors. Je m’étais dit que, à la façon dont elle tue pas mal de gens…

— Vous essayez de m’appâter. Nous nous défendons contre les gens qui exercent un terrorisme économique contre la Ceinture. Les Terriens. Les Martiens. Nous nous appliquons à protéger les Ceinturiens. Même vous. Inspecteur.

— Du terrorisme économique ? Ça semble un peu excessif.

— C’est ce que vous pensez ? Les planètes intérieures nous considèrent comme leur main-d’œuvre attitrée. Ils nous infligent des impôts. Ils dirigent ce que nous faisons. Au nom de la stabilité, ils imposent leurs lois et ignorent les nôtres. Dans le courant de l’année dernière, ils ont doublé le tarif douanier sur Titan. Cinq mille personnes sur une boule de glace en orbite autour de Saturne, à des mois de trajet de tout autre endroit. Pour eux, le soleil n’est qu’une étoile brillante. Vous pensez qu’ils ont une voie de recours ? Ils ont empêché toutes les entreprises de fret ceinturiennes de passer des contrats avec Europe. Leurs taxes de transit sur Ganymède sont deux fois plus élevées pour nous. La station scientifique sur Phœbé ? Nous n’avons même pas le droit de nous placer en orbite. Il n’y a pas un seul Ceinturien sur ce satellite. Quoi qu’ils fassent dans cette station, nous ne le découvrirons que lorsqu’ils nous revendront leur technologie, dans dix ans.

Miller but une gorgée de bière et désigna son terminal d’un mouvement de tête.

— Ce type n’est pas un des vôtres ?

— Non.

L’inspecteur rempocha son terminal. Curieusement, il croyait cet homme qui ne se comportait pas en voyou. Aucune morgue en lui, aucune tendance à vouloir impressionner le monde entier. Non, cet homme était sûr de son fait, amusé et, en son for intérieur, profondément las. Miller avait connu des soldats comme lui, mais aucun criminel.

— Autre chose. Je cherche quelqu’un.

— Une autre enquête ?

— Pas exactement, non. Juliette Andromeda Mao. On l’appelle Julie.

— Le nom devrait me dire quelque chose ?

Miller haussa les épaules.

— Elle fait partie de l’APE.

— Vous connaissez tout le monde à Hélice-Étoile ? répliqua l’homme et, devant l’absence de réponse : Nous sommes considérablement plus nombreux que les membres de votre société.

— Remarque pertinente. Mais si vous pouviez vous renseigner, je vous en serais reconnaissant.

— Je ne crois pas que vous soyez en position d’attendre ce genre de service.

— Ça ne coûte rien de demander.

L’homme eut un petit rire bas et posa une main sur l’épaule de Miller.

— Ne revenez plus ici, inspecteur, dit-il, et il s’éloigna dans la foule.

La mine assombrie, Miller prit une autre gorgée de bière. Il avait le sentiment vague et désagréable d’avoir commis un faux pas. Il était venu ici certain que l’APE s’intéressait à Cérès, voulait capitaliser sur la destruction du transport de glace et la montée de la peur et de la détestation envers les planètes intérieures chez les habitants de la Ceinture. Mais comment cela cadrait-il avec l’anxiété étrangement opportune du père de Julie Mao ? Ou la disparition de tous ces criminels habitués des postes de police de Cérès ? Plus il y réfléchissait et plus le problème lui faisait penser à une vidéo floue. L’image était presque là, mais presque seulement.