— Trop de points, maugréa-t-il. Pas assez de lignes.
— Je vous demande pardon ? dit le barman.
— Non, rien, fit-il en poussant la bouteille à moitié vide loin de lui. Merci.
De retour dans son appartement, il mit un peu de musique. Les chants lyriques que Candace aimait, quand ils étaient encore jeunes et, à défaut de l’être d’espoir, emplis d’un fatalisme plus enjoué. Il baissa l’éclairage à demi en se disant que, s’il parvenait à se détendre, si pendant quelques minutes il réussissait à oublier cette sensation irritante d’avoir raté un détail crucial, la pièce manquante du puzzle apparaîtrait d’elle-même.
Il s’était à moitié attendu à ce que Candace se manifeste dans ses pensées, soupirant et le regardant d’un œil sévère comme elle l’avait fait dans la vie réelle. Au lieu de quoi il se retrouva à parler avec Julie Mao. Dans cet état de somnolence qu’induisaient la fatigue et l’alcool, il l’imagina assise au bureau d’Havelock. Elle n’avait pas le bon âge et était plus jeune que la femme réelle l’aurait été. C’était la gamine souriante de la photo. La fille qui avait fait la course à bord du Razorback et qui avait gagné. Il eut le bon sens de lui poser des questions, et les réponses qu’elle donna eurent la force de la révélation. Tout devint logique. Non seulement le changement survenu dans la société du Rameau d’or et son affaire d’enlèvement, mais aussi le transfert d’Havelock, la destruction du transport de glace, sa propre vie et son propre travail. Il rêva que Julie Mao riait, et il se réveilla tard, avec la migraine.
Havelock l’attendait à son bureau. Son visage large et ramassé de Terrien lui parut curieusement étranger, mais il fit de son mieux pour repousser cette impression.
— Tu as l’air patraque, commenta son équipier. La nuit a été agitée ?
— Je vieillis, et j’ai bu de la mauvaise bière, c’est tout.
Un des membres de la brigade des mœurs cria avec colère quelque chose à propos de ses fichiers qui une fois de plus n’étaient plus accessibles, et un technicien traversa la salle en trottinant, tel un cancrelat nerveux. Havelock se pencha vers son collègue et prit une expression grave.
— Sérieux, nous faisons toujours équipe et… parole d’honneur, je pense que tu es le seul véritable ami que j’aie sur ce caillou. Tu peux me faire confiance. S’il y a quelque chose que tu as envie de dire, je suis prêt à t’écouter.
— C’est génial, dit Miller. Mais je ne sais pas de quoi tu parles. La nuit dernière a été un fiasco.
— Pas d’APE ?
— Si, bien sûr. De toute façon, tu te retournes dans ce poste, tu trouves trois types de l’APE. Je manque juste des bons renseignements.
Havelock se redressa, les lèvres si serrées qu’elles étaient livides. La dérobade de son équipier constituait une question implicite, et le Terrien désigna le panneau d’affichage. Un nouvel homicide arrivait en tête de liste. À trois heures du matin, alors que Miller était en pleine conversation onirique, quelqu’un s’était introduit chez Mateo Judd et lui avait logé dans l’œil gauche une cartouche de fusil de chasse pleine de gel balistique.
— Eh bien, dit Miller, c’était une erreur.
— Quelle erreur ?
— L’APE ne s’intéresse pas aux criminels. Elle s’intéresse aux flics.
11
Holden
Le Donnager était laid.
Holden avait vu des photos et des vidéos des anciens navires de guerre qui parcouraient jadis les océans de la Terre, et même à l’époque des coques en acier il s’était toujours dégagé d’eux une certaine forme de beauté. Avec leurs lignes élancées, ils avaient l’apparence de créatures fendant le vent et difficilement tenues en laisse. Le Donnager ne donnait pas du tout cette impression. Comme tous les vaisseaux spatiaux à long rayon d’action, il était construit selon la configuration “tour de bureaux” : chaque pont était un étage, avec des échelles et des ascenseurs courant le long de l’axe central. La poussée constante remplaçait la gravité.
Et le Donnager ressemblait vraiment à un immeuble couché sur le flanc. Massif et parsemé de petites protubérances bulbeuses à des endroits apparemment fortuits. Avec ses quelque cinq cents mètres de long, il avait la taille d’une tour de cent trente étages. D’après Alex, son poids à vide était de deux cent cinquante mille tonnes, et il semblait plus lourd. Une fois de plus, Holden se dit qu’une bonne partie du sens esthétique humain s’était formé à l’époque ou des appareils profilés fendaient les airs. Le Donnager ne se déplacerait jamais dans un milieu plus épais qu’un nuage de gaz interstellaire, de sorte que les courbes et les angles constituaient une perte d’espace. Le résultat était laid.
Il était aussi intimidant. Tandis qu’Holden l’observait de son siège voisin de celui d’Alex dans le cockpit du Knight, l’énorme vaisseau de guerre s’aligna sur leur trajectoire et s’approcha jusqu’à sembler stopper au-dessus d’eux. Une rampe d’accostage apparut dans le ventre plat et noir du Donnager, dessinée par un carré de faible lumière rouge. Le Knight émettait des bips répétés, ce qui lui rappela des faisceaux de ciblage laser pointés sur leur coque. Il chercha les canons de défense rapprochée braqués sur lui, mais ne put les repérer.
Quand Alex parla, il sursauta.
— Bien compris, Donnager, dit le pilote. Commandes bloquées. Je coupe la poussée principale.
Les derniers vestiges de poids disparurent. Les deux appareils se déplaçaient toujours à plusieurs centaines de kilomètres par minute, mais leurs trajectoires similaires créaient l’illusion de l’immobilité.
— Permission d’accoster, chef. Je fais entrer la navette ?
— Il semble un peu tard pour une tentative de fuite, monsieur Kamal, répondit Holden.
Il s’imagina Alex commettant une erreur que le Donnager interprétait comme une menace, et les canons de défense rapprochée envoyant deux cent mille lingots d’acier revêtus de Teflon pour les transpercer.
— En douceur, Alex, dit-il.
— On dit qu’un de ces appareils est capable de détruire toute une planète, fit Naomi par le circuit comm.
Elle se trouvait au poste des ops, un pont plus bas.
— N’importe qui peut détruire une planète depuis son orbite, répliqua Holden. Il suffit de balancer des enclumes par les sas. Cet engin-là pourrait détruire… merde. N’importe quoi.
Les réacteurs de manœuvre les déplaçaient par petite touches. Holden savait qu’Alex les guidait à l’intérieur du vaisseau de guerre, mais il ne pouvait se départir de l’impression que le Donnager les avalait.
L’accostage prit près d’une heure. Un fois que le Knight fut à l’intérieur de la cale, un bras de manipulation énorme se saisit de la navette et la déposa dans une zone déserte du pont. Des pinces se refermèrent sur l’appareil, et le Knight retentit d’un son métallique qui rappela à Holden les serrures magnétiques d’une cellule de prison à bord d’un vaisseau.
Les Martiens étirèrent un conduit d’accostage d’une des parois et en fixèrent l’embout au sas de la navette. Holden rassembla l’équipage devant l’écoutille intérieure.
— Pas de flingues, pas de couteaux, rien qui puisse avoir l’air d’une arme, recommanda-t-il. Ils nous laisseront sans doute nos terminaux individuels, mais gardez-les éteints, par simple précaution. S’ils vous les demandent, vous les leur donnez sans râler. Notre survie tient peut-être à ce qu’ils nous jugent accommodants.