— J’ai besoin d’un service, dit Dawes. Je suis prêt à payer en retour. Pas avec de l’argent, bien entendu. Avec des informations.
— Que voulez-vous ?
— Que vous cessiez de rechercher Juliette Mao.
— Mauvaise pioche.
— Je m’efforce de préserver la paix, inspecteur. Vous devriez écouter ce que j’ai à vous dire.
Miller se pencha en avant et posa les coudes sur la table. M. l’Instructeur-Serein de jiu jitsu travaillait-il pour l’APE ? Le moment choisi par Dawes pour venir lui rendre visite semblait l’indiquer. Il rangea cette possibilité dans un coin de son esprit, mais se garda d’aborder le sujet.
— Mao travaillait pour nous, déclara Dawes. Mais vous l’aviez déjà deviné.
— Plus ou moins. Vous savez où elle se trouve ?
— Non. Nous la recherchons. Et il faut que nous soyons ceux qui la retrouveront. Pas vous.
Miller fit la moue. Il y avait une réponse, la bonne chose à dire. Elle s’agitait au fond de son esprit, et s’il n’avait pas eu les idées aussi confuses…
— Vous êtes un des leurs, inspecteur. Il se peut que vous ayez passé toute votre vie ici, mais votre salaire est versé par une société d’une planète intérieure. Non, attendez. Je ne vous accuse de rien. Je comprends très bien votre situation. Ils vous ont engagé, et vous aviez besoin de ce travail. Mais… nous marchons sur le fil du rasoir, en ce moment même. Le Canterbury. Les éléments limites de la Ceinture qui appellent à la guerre.
— La station Phœbé.
— Oui, ils nous accuseront de ça aussi. Ajoutez la fille prodigue d’une société de Luna…
— Vous pensez qu’il lui est arrivé quelque chose.
— Elle était à bord du Scopuli, dit Dawes, et devant le manque de réaction de l’inspecteur, il ajouta : Le cargo qui a servi d’appât à Mars quand ils ont détruit le Canterbury.
Miller réfléchit un long moment, puis laissa échapper un sifflement flûté.
— Nous ignorons ce qui s’est passé, reprit Dawes. Jusqu’à ce que nous le découvrions, je ne peux pas vous laisser remuer la vase. Il y a déjà beaucoup trop de vase.
— Et quelles informations avez-vous à me proposer ? demanda Miller. C’est le marché, n’est-ce pas ?
— Je vous dirai ce que nous avons découvert. Quand nous aurons retrouvé Mao, déclara Dawes, et Miller eut un rictus ironique. C’est une offre généreuse, dans votre situation. Employé de la Terre. Avec un Terrien pour équipier. Certaines personnes jugeraient que c’est suffisant pour faire de vous un ennemi.
— Mais pas vous.
— Je pense qu’à la base nous avons les mêmes buts, vous et moi. La stabilité. La sécurité. Les temps étranges voient se former des alliances étranges.
— Deux questions.
Dawes écarta les mains, pour montrer qu’il était prêt.
— Qui a pris l’équipement antiémeute ?
— L’équipement antiémeute ?
— Avant la destruction du Canterbury, quelqu’un a volé notre équipement antiémeute au poste. Peut-être voulait-on armer des soldats pour contrôler les foules. Peut-être qu’on ne voulait pas que nos foules puissent être contrôlées. Qui l’a pris ? Et pourquoi ?
— Ce n’était pas nous, affirma Dawes.
— Ce n’est pas une réponse. Essayons autre chose : Qu’est-il arrivé à la société du Rameau d’or ?
Dawes avait l’air déconcerté.
— La Loca Greiga ? insista Miller. Sohiro ?
Son visiteur ouvrit la bouche, la referma. Miller jeta sa bouteille de bière dans le recycleur.
— Ne le prenez pas personnellement, mon vieux, dit-il, mais vos techniques d’investigation sont loin de m’impressionner. Qu’est-ce qui vous donne à penser que vous serez capable de la retrouver ?
— Ce n’est pas un test très juste, répondit Dawes. Accordez-moi quelques jours, et j’aurai des réponses pour vous.
— Recontactez-moi à ce moment-là. Dans l’intervalle, je ferai de mon mieux pour ne pas déclencher une guerre générale, mais il est hors de question que je lâche Julie. Vous pouvez partir, maintenant.
Dawes se leva. Il était visiblement mécontent.
— Vous commettez une erreur, dit-il.
— Ce ne sera pas la première.
Quand son visiteur fut reparti, Miller resta assis à la table. Il avait fait preuve de stupidité. Pire, il s’était laissé aller. Il avait bu jusqu’à s’abrutir au lieu de travailler. Au lieu de retrouver Julie. Mais il en savait un peu plus, à présent. Le Scopuli. Le Canterbury. Quelques lignes de plus reliaient les points.
Il se débarrassa des bouteilles vides, prit une douche puis chercha sur son terminal ce qu’il y avait concernant le vaisseau de Julie. Après une heure, une pensée inédite lui vint, une petite crainte qui se mit à croître à mesure qu’il la considérait. Vers minuit, il appela Havelock chez lui.
Son équipier prit deux minutes pour répondre, et quand il le fit son image était celle d’un homme aux cheveux en bataille et au regard vague.
— Miller ?
— Tu as des congés à prendre ?
— Un peu.
— Un congé maladie ?
— Bien sûr, répondit le Terrien.
— Prends-le, alors. Maintenant. Quitte le poste. Trouve-toi un endroit sûr, si possible. Quelque part où ils ne vont pas se mettre à tuer les Terriens sous n’importe quel prétexte et se marrer si tout part en eau de boudin.
— Je ne comprends rien à ce que tu racontes. De quoi tu parles ?
— J’ai eu la visite d’un agent de l’APE, ce soir. Il a essayé de me convaincre de laisser tomber cette histoire d’enlèvement. Je pense… Je pense qu’il est nerveux. Je pense qu’il a peur.
Havelock resta silencieux quelques secondes, le temps que les mots atteignent son esprit encore ensommeillé. Puis il jura.
— Qu’est-ce qui fait peur à l’APE ? grommela-t-il.
13
Holden
Holden se figea et regarda le sang s’échapper du cou de Shed pour ensuite être aspiré comme de la fumée dans un ventilateur d’échappement. Les sons du combat diminuèrent à mesure que l’air s’échappait de la pièce. Ses tympans vibrèrent puis une douleur aiguë les assaillit, comme si quelqu’un les perçait avec des pics à glace. Tout en se démenant pour ouvrir son harnais de sécurité, il regarda en direction d’Alex. Le pilote criait quelque chose, mais le son ne portait pas dans l’air raréfié. Naomi et Amos avaient déjà quitté leurs sièges anti-crash, donné une poussée du pied et ils volaient à travers la pièce vers les deux trous. Amos avait un plateau-repas en plastique dans les mains, Naomi un classeur blanc grand format. Holden les regarda fixement pendant une demi-seconde avant de comprendre. Le monde autour de lui se rétrécit, sa vision périphérique s’obscurcit et se piqueta d’étoiles.
Quand enfin il se fut libéré de ses sangles, Amos et Naomi avaient déjà recouvert les trous avec leurs rustines improvisées. La pièce était emplie d’un sifflement strident tandis que l’air cherchait à sortir malgré ces bouche-trous imparfaits. La vision d’Holden revint progressivement à la normale avec l’élévation de la pression atmosphérique. Il haletait et avait du mal à retrouver son souffle. Quelqu’un remonta lentement le volume sonore environnant, et les cris de Naomi devinrent audibles :
— Jim ! Le casier d’urgence !