— Je ne sais pas, répondit le lieutenant. Mais nous quittons les lieux immédiatement. J’ai reçu l’ordre de vous conduire sur un appareil de secours. Nous disposons de moins de dix minutes pour atteindre le hangar, prendre possession d’un vaisseau et nous éloigner de la zone de combat. Dépêchez-vous de vous habiller.
Holden passa sa combinaison tout en réfléchissant aux implications qu’entraînait cette évacuation d’urgence.
— Lieutenant, est-ce que le Donnager est en perdition ?
— Pas encore. Mais nous avons subi un abordage.
— Alors pourquoi partez-vous ?
— Nous sommes en train de perdre.
Kelly ne tapa pas du pied d’impatience pendant qu’ils vérifiaient l’hermétisme de leurs combinaisons, mais c’était seulement parce que les Marines avaient enclenché leurs semelles magnétiques, Holden l’aurait parié. Dès que tous eurent signalé être prêts, le lieutenant effectua un rapide contrôle de la liaison radio entre eux, puis il les précéda dans le conduit. Avec huit personnes à l’intérieur, dont quatre en combinaison renforcée de combat, le mini-sas était plutôt exigu. Kelly tira un poignard d’un étui de poitrine et éventra la barrière de plastique d’un coup rapide. Derrière eux l’écoutille se referma brutalement, et l’air dans le conduit s’évanouit dans un froissement muet de feuilles de plastique. Kelly fonça en avant, les autres derrière lui.
— Nous nous dirigeons le plus vite possible vers les ascenseurs, dit le lieutenant par le système radio. Ils sont bloqués à cause de l’alarme déclenchée lors de l’abordage, mais on peut forcer les portes d’un d’entre eux, et nous descendrons en flottant dans la cage pour rejoindre le hangar. Si vous apercevez des intrus, ne ralentissez pas. Nous nous en occuperons. Continuez d’avancer sans jamais vous arrêter. Compris ?
— Compris, lieutenant, dit Holden. Pourquoi vous ont-ils abordés ?
— Le centre de commande et d’information, expliqua Alex. C’est le Saint-Graal. Les codes, les procédures de déploiement, l’unité centrale informatique, la totale. Investir le CCI d’un navire amiral, c’est le rêve érotique de tout stratège.
— Assez de bavardage, dit Kelly.
— Ce qui signifie qu’ils vont faire sauter le centre plutôt que laisser ça arriver, non ? demanda Holden sans tenir compte du lieutenant.
— Ouais, répondit Alex. Procédure standard en cas d’abordage. Les Marines tiennent la passerelle, le CCI, la salle des moteurs. Si l’un de ces trois points stratégiques passe aux mains de l’ennemi, les deux autres sont détruits. Et le vaisseau se transforme en une jolie étoile pendant quelques secondes.
— Procédure standard, gronda Kelly. Vous parlez de mes amis.
— Désolé, lieutenant, dit Alex. J’ai servi sur le Bandon. Ne croyez pas que je prends la situation à la légère.
Ils tournèrent à un coude de la coursive et les ascenseurs leur apparurent, au nombre de huit et tous verrouillés. Les lourdes portes pressurisées s’étaient refermées dès la première brèche dans la coque du navire.
— Gomez, la dérivation, dit Kelly. Mole, Dookie, surveillez ces coursives.
Deux des Marines se mirent en position pour couvrir les accès. Le troisième s’approcha des portes d’un ascenseur et entreprit une opération complexe sur le panneau de contrôle. Holden fit signe à son équipage de se placer contre la cloison, à l’abri de tirs éventuels. Sous ses pieds, le pont vibrait doucement par intermittence. Les vaisseaux ennemis ne devaient plus tirer, maintenant que leurs unités d’attaque étaient à bord. Il s’agissait sans doute de tirs d’armes de petit calibre et d’explosions légères. Mais tandis qu’ils se tenaient là, immobiles dans le calme parfait du vide, tout ce qui arrivait prenait un caractère distant, irréel. Holden dut admettre que son esprit ne fonctionnait pas comme il aurait dû. Réaction au traumatisme. La destruction du Canterbury, la mort d’Ade et de McDowell. Et maintenant Shed. C’était trop pour lui. Il lui semblait s’éloigner de plus en plus de ce qui se passait autour de lui.
Il se tourna vers Naomi, Alex et Amos. Son équipage. Ils lui rendirent son regard. Leurs visages étaient livides et fantomatiques dans l’éclairage intérieur verdâtre derrière la visière. Gomez leva un poing en signe de victoire quand les battants extérieurs pressurisés s’ouvrirent, révélant la double porte de l’ascenseur. Kelly fit signe à ses hommes.
Celui nommé Mole fit demi-tour et il commençait à marcher vers l’ascenseur quand son visage se désintégra en un jet de morceaux de verre et de sang de la taille de petits galets. Son torse et la paroi de la coursive derrière lui s’évanouirent en une centaine de petites détonations accompagnées de bouffées de fumée. Son corps tressauta et oscilla sur place, rivé au planché par les semelles magnétiques de ses bottes.
L’impression d’irréalité qui habitait Holden fut balayée par l’adrénaline. Les tirs rapides déchiquetant la paroi et le corps du Marine provenaient de projectiles explosifs. Les cris des autres Marines et de l’équipage d’Holden saturèrent aussitôt le canal comm. Sur sa gauche, il vit Gomez qui ouvrait les portes de l’ascenseur, révélant le vide du puits au-delà.
— À l’intérieur ! beugla Kelly. Tout le monde à l’intérieur !
Holden resta en arrière et poussa Naomi puis Alex dans la cage d’ascenseur. Le dernier Marine – celui que le lieutenant avait appelé Dookie – cala son arme sur le tir automatique et arrosa une cible qu’Holden ne pouvait voir, après le coude de la coursive. Quand son arme fut vide, il mit un genou au sol et éjecta le chargeur dans le même temps. Presque trop vite pour qu’Holden suive le mouvement des yeux, il décrocha un chargeur plein de son harnais et l’enclencha. Moins de deux secondes après avoir été à court de munitions, il s’était remis à tirer.
Naomi cria à Holden de les rejoindre dans la cage d’ascenseur, et soudain une poigne de fer agrippa son épaule, l’arracha du sol malgré ses bottes magnétiques et le précipita dans le puits sombre.
— Vous vous ferez tuer quand vous aurez un autre baby-sitter que moi, aboya le lieutenant.
Ils descendirent en rebondissant contre les parois en direction de l’arrière du vaisseau. Holden ne cessait de regarder en arrière les portes ouvertes qui s’éloignaient de plus en plus.
— Dookie ne nous suit pas, remarqua-t-il.
— Il couvre nos arrières, répliqua Kelly.
— Alors autant nous magner, ajouta Gomez. Que ça veuille dire quelque chose.
En tête du groupe, le lieutenant saisit un barreau scellé dans la paroi du puits et s’arrêta brusquement. Les autres l’imitèrent.
— Notre accès est ici. Gomez, vérification. Holden, voilà le plan : nous allons prendre une des corvettes dans le hangar.
L’idée parut sensée à Holden. Un appareil de classe corvette était une frégate légère. Vaisseau d’escorte dans la Flotte, c’était l’unité la plus petite équipée d’un propulseur Epstein. Elle serait assez rapide pour rejoindre n’importe quel point du système solaire et distancer la plupart des menaces. Son rôle secondaire étant celui d’un torpilleur, elle aurait donc de quoi se défendre. Holden acquiesça dans son casque à l’adresse de Kelly et lui fit signe de continuer. Le lieutenant attendit que Gomez ait fini d’ouvrir les portes de l’ascenseur et qu’il soit passé dans le hangar.
— Bon, j’ai la carte et le code d’activation qui nous permettront d’entrer dans la corvette et de la mettre en marche. Je vais m’élancer droit sur elle, alors vous avez intérêt à tous me coller aux fesses. Vérifiez que vos semelles magnétiques sont désactivées. Nous allons donner une poussée sur la paroi et voler jusqu’à l’appareil. Visez juste, ou vous raterez la balade. Tout le monde est avec moi ?