Réponses affirmatives de tous.
— Remarquable. Gomez, c’est comment, dehors ?
— Mauvaise nouvelle, lieutenant : une demi-douzaine d’intrus surveillent les appareils dans le hangar. Ils sont lourdement armés, avec tout l’équipement pour manœuvrer par zéro g. Du costaud, répondit le marine à voix basse.
Les gens murmuraient toujours quand ils se cachaient. Enveloppé dans sa combinaison pressurisée et entouré par le vide, Gomez aurait pu allumer un feu d’artifice à l’intérieur de sa tenue sans que personne n’entende rien, mais il murmurait.
— Nous fonçons jusqu’à l’appareil et nous tirons pour nous ouvrir un passage, décida Kelly. Gomez, j’amène les civils dans dix secondes. Tir de couverture. Balancez les dragées en vous déplaçant. Essayez de leur faire croire que vous êtes un petit commando à vous tout seul.
— Vous m’avez appelé “petit”, monsieur ? répondit le marine. J’ai déjà six futurs trous-du-cul morts dans le viseur.
Holden, Amos, Alex et Naomi suivirent Kelly hors de la cage d’ascenseur et dans le hangar. Ils firent halte derrière un tas de caisses peintes d’un vert militaire. Holden risqua un coup d’œil par-dessus et repéra instantanément les intrus. Deux groupes de trois, un grimpé sur le Knight, l’autre sur le pont en dessous de la navette. Ils portaient tous des tenues noir terne. Holden n’en avait encore jamais vu de semblables.
Kelly pointa un doigt sur eux et tourna la tête vers Holden. Celui-ci acquiesça. Le lieutenant désigna alors une frégate noire trapue, à environ vingt-cinq mètres, à mi-chemin entre leur groupe et le Knight. Il leva une main doigts ouverts, qu’il replia un à un pour le compte à rebours. À deux, la pièce fut envahie d’un déluge lumineux digne d’une discothèque : Gomez venait d’ouvrir le feu à dix mètres d’eux. Sa première salve abattit deux intrus juchés sur le sommet de la navette qui chutèrent rudement au sol. Un battement de cœur plus tard, une autre rafale était tirée à cinq mètres de l’endroit où Holden avait vu la première. Il aurait pu jurer qu’il y avait deux Marines en action.
Kelly replia le dernier doigt de sa main, planta fermement ses pieds contre le mur et donna une poussée violente orientée vers la corvette. Holden attendit qu’Alex, Amos et Naomi aient fait de même. Quand enfin il se mit en mouvement Gomez arrosait l’ennemi d’une position différente des deux premières. Au niveau du pont, un des intrus pointa vers ce tireur une arme de gros calibre. Gomez et la caisse derrière laquelle il s’abritait disparurent dans un geyser de débris et de flammes.
Ils avaient presque atteint la corvette et Holden commençait à y croire lorsqu’un trait de fumée stria le hangar pour croiser la trajectoire de Kelly. Le lieutenant fut pulvérisé dans un éclair éblouissant.
14
Miller
Le Xinglong finit de manière stupide. Par la suite, tout le monde apprit qu’il faisait partie de ces milliers d’appareils de prospection passant d’un petit astéroïde à l’autre. La Ceinture ne se souciait pas trop de ce type de vaisseaux : cinq ou six familles qui s’étaient unies pour rassembler l’acompte nécessaire à un début d’exploitation. Quand cela arriva, ils avaient trois versements de retard, et leur banque – la Consolidated Holdings and Investments – avait émis un droit de rétention sur leur appareil. Ce qui, d’après le bon sens commun, expliquait pourquoi ils avaient désactivé leur transpondeur. Simplement des gens corrects qui, à bord d’une poubelle rouillée, demandaient à exercer leur droit de continuer à voler.
Si vous vouliez créer une affiche pour symboliser le rêve accolé à la Ceinture, vous auriez pu utiliser le cas du Xinglong.
Le Scipio Africanus, un destroyer en patrouille, devait rejoindre Mars après un voyage de deux années lui ayant fait parcourir toute la Ceinture. Les deux appareils se dirigeaient vers un corps céleste de type comète à quelques centaines de milliers de kilomètres de Chiron, afin de renouveler leurs réserves d’eau.
Lorsque le vaisseau de prospection arriva à portée de détection, le Scipio vit en lui un appareil se déplaçant à grande vitesse et fonçant dans sa direction. Les communiqués officiels de la presse martienne affirmèrent tous que le Scipio avait tenté de le contacter à plusieurs reprises. Les communiqués pirates de l’APE affirmèrent tous que c’était faux et qu’aucune station d’écoute de la Ceinture n’avait perçu ce genre de message. Tout le monde s’accorda en revanche sur le fait que le Scipio avait activé ses canons de défense rapprochée et transformé le vaisseau de prospection en un nuage de débris incandescents.
La réaction avait été aussi prévisible que les lois de la physique élémentaire sont incontournables. Les Martiens avaient dérouté deux douzaines supplémentaires d’unités pour “maintenir l’ordre”. Les commentateurs les plus extrémistes de l’APE avaient appelé à la guerre ouverte, et de moins en moins de sites et émissions indépendants les avaient désapprouvés. Les aiguilles de la grande horloge de la guerre avançaient inexorablement vers l’heure du conflit.
Et sur Cérès quelqu’un avait soumis un citoyen né sur Mars nommé Enrique Dos Santos à huit ou neuf heures de torture, avant de clouer sa dépouille ou ce qu’il en restait à un mur près de l’usine de recyclage d’eau, dans le secteur 11. On avait identifié le malheureux grâce au terminal laissé à ses pieds avec son alliance et un portefeuille en faux cuir contenant sa carte de crédit et trente mille nouveaux yens en édition européenne. Le supplicié avait été fixé au mur à l’aide d’un gros clou à charge unique de prospecteur. Cinq heures plus tard, les recycleurs d’air ne parvenaient toujours pas à chasser l’odeur acide. Les médecins légistes avaient effectué leurs prélèvements. Ils étaient presque prêts à décrocher la pauvre victime.
Miller s’étonnait toujours de l’expression paisible qu’arboraient les morts. Aussi horribles que soient les circonstances, le calme ramolli qui prévalait en fin de compte sur leurs traits ressemblait à celui du sommeil. Il en venait à se demander s’il afficherait une telle sérénité quand son tour viendrait.
— Les caméras de surveillance ? dit-il.
— Hors service depuis trois jours, répondit sa nouvelle équipière. Des gamins les ont bousillées.
Octavia Muss travaillait à l’origine dans le service des crimes contre les personnes, à l’époque où Hélice-Étoile n’avait pas encore réparti les actes de violence en catégories plus réduites. Elle était ensuite passée à la brigade des viols. Puis à celle des crimes contre les enfants, pendant quelques mois. Si cette femme avait encore une âme, celle-ci avait été tellement martelée qu’on devait voir à travers. Son regard n’exprimait jamais plus qu’une légère surprise.
— Nous savons qui sont ces gosses ?
— Des punks venus de plus haut, répondit-elle. Ils ont été inculpés, on leur a collé une amende, et on les a relâchés.
— Il faudrait les retrouver, dit Miller. J’aimerais bien savoir si quelqu’un les a payés pour détruire ces caméras en particulier.
— Je parierais le contraire.
— Alors le tortionnaire devait savoir que ces caméras étaient hors service.
— Quelqu’un du service de maintenance ?
— Ou un flic.
Muss fit la moue. Elle descendait de trois générations ayant vécu dans la Ceinture. Des membres de sa famille trimaient sur des vaisseaux comme celui détruit par le Scipio. L’assemblage de peau, d’os et de tendons suspendu devant eux ne constituait pas une surprise pour elle. Vous laissiez tomber un marteau pendant la poussée des réacteurs, il tombait sur le pont. Votre gouvernement massacrait six familles de prospecteurs d’origine chinoise, quelqu’un vous accrochait sur le caillou vivant qu’était Cérès avec un clou en titane de trois pieds de long. C’était toujours la même chose.