— Il y aura des conséquences, dit Miller, pour signifier : Ce n’est pas un cadavre, c’est un panneau d’affichage. Un appel à la guerre.
— Il n’y en aura pas, fit Muss.
Avec ou sans panneau d’affichage, la guerre est déjà là, de toute façon.
— Ouais, grogna-t-il. Vous avez raison. Il n’y en aura pas.
— Vous voulez prévenir les proches ? Je vais aller jeter un œil à la vidéo. Ils ne lui ont pas brûlé les doigts ici, dans le couloir, ils ont donc dû l’amener de quelque part.
— D’accord. J’ai un modèle de lettre de condoléances que je peux envoyer. Il était marié ?
— Je ne sais pas. Je ne me suis pas renseignée.
De retour au poste, Miller s’assit à son bureau. Muss avait déjà le sien, à deux box de là, qu’elle avait personnalisé à sa convenance. Celui d’Havelock était vide et impeccablement briqué, comme si les services d’entretien avaient voulu éradiquer de leur confortable siège ceinturien l’odeur de la Terre. Miller ouvrit le dossier du mort. Il n’y avait qu’une personne proche, Jun-Yee Dos Santos, qui travaillait sur Ganymède. Ils avaient été mariés pendant six ans. Pas d’enfant. Un point positif, au moins. Quitte à mourir, autant ne pas laisser de trace.
Il retrouva le modèle de lettre sur son ordinateur, y inscrivit le nom de la nouvelle veuve et son adresse. Chère madame Dos Santos, j’ai le regret de devoir vous informer bla bla bla. Votre (Il chercha la suite dans le menu) mari était un membre apprécié et respecté de la communauté de Cérès, et je peux vous assurer que tout sera fait pour veiller à ce que son ou ses assassins répondent de leurs actes. Veuillez agréer
C’était inhumain. Aussi impersonnel et froid que le vide interstellaire. Le corps cloué au mur de ce couloir avait été un homme réel, avec des passions et des craintes, comme n’importe qui d’autre. Miller se demanda ce que lui apprenait sur lui-même cette facilité à ignorer ce fait, mais à la vérité il le savait déjà. Il envoya le message et s’efforça de ne pas penser à la douleur que sa réception allait engendrer.
Le tableau était bien rempli. Le nombre des incidents était le double de ce qu’il aurait dû être. Voilà à quoi ça ressemble, songea-t-il. Pas d’émeutes. Pas d’action militaire appartement par appartement, ni de Marines dans les couloirs. Seulement un tas d’homicides non résolus.
Il rectifia : Voilà à quoi ça ressemble jusqu’à maintenant.
Cela ne rendit pas la tâche suivante plus aisée.
Shaddid se trouvait dans son bureau.
— Que puis-je pour vous ? demanda-t-elle.
— J’ai besoin d’effectuer certaines demandes pour des transcriptions d’interrogatoire. Mais ce n’est pas très régulier. Je me suis dit que ce serait mieux si ça passait par vous.
Shaddid se renversa dans son fauteuil.
— J’étudierai la chose. Qu’est-ce que nous cherchons à obtenir ?
Miller acquiesça, comme si en mimant l’approbation il pouvait obtenir celle du capitaine.
— Jim Holden. Le Terrien du Canterbury. Mars doit ramasser ses proches, à l’heure qu’il est, et j’ai besoin d’une demande pour obtenir les transcriptions des comptes rendus verbaux.
— Vous travaillez sur une affaire qui a un lien avec le Canterbury ?
— Il semblerait, oui.
— Dites-moi laquelle. Maintenant.
— C’est la mission que vous m’avez confiée. Julie Mao. J’ai creusé un peu et…
— J’ai lu votre rapport.
— Vous savez donc qu’elle a un lien direct avec l’APE. D’après ce que j’ai découvert, il semble qu’elle se trouvait sur un cargo qui leur servait de courrier.
— Vous avez une preuve de ce que vous avancez ?
— Un type de l’APE me l’a dit.
— Enregistré ?
— Non, dit Miller. C’était un entretien informel.
— Et comment tout ça est-il lié à la destruction du Canterbury par la Flotte martienne ?
— Elle était à bord du Scopuli, expliqua-t-il. Le cargo a servi d’appât pour faire stopper le Canterbury. Si vous étudiez les messages diffusés par Holden, il dit avoir constaté l’absence totale d’équipage et la présence d’une balise de détresse de la Flotte martienne.
— Et vous pensez qu’il y a là quelque chose qui pourrait vous être utile ?
— Je ne le saurai que lorsque j’aurai en main les transcriptions. Mais si Julie ne se trouvait pas à bord de ce transport, c’est que quelqu’un l’a emmenée.
Le sourire de Shaddid n’effleura pas ses yeux.
— Et vous aimeriez demander à la Flotte martienne de gentiment vous transmettre tout ce qu’ils ont pu tirer d’Holden.
— S’il a vu quelque chose sur cet appareil, quelque chose qui nous donnerait une idée de ce qui est arrivé à Julie et aux autres…
— Vous n’êtes pas sérieux, dit Shaddid. C’est la Flotte martienne qui a détruit le Canterbury. Ils l’ont fait dans le but de provoquer une réaction de la Ceinture et avoir ainsi une excuse pour nous envahir. La seule raison pour laquelle ils “débriefent” les survivants, c’est que personne d’autre n’a pu les atteindre avant eux. À l’heure qu’il est, soit Holden et son équipage sont morts, soit ils se sont fait récurer le cerveau par les spécialistes martiens de l’interrogatoire.
— Nous ne pouvons pas être sûrs que…
— Et même si je réussissais à me faire transmettre l’enregistrement intégral de ce qu’ils ont dit à chaque ongle d’orteil qu’on leur arrachait, ça ne vous servirait strictement à rien, Miller. La Flotte martienne ne va pas poser une seule question concernant le Scopuli. Ils sont très bien placés pour savoir ce qu’il est advenu de son équipage : ce sont eux qui ont utilisé le Scopuli comme appât.
— C’est la position officielle d’Hélice-Étoile ? demanda-t-il.
Il avait à peine formulé la question qu’il prit conscience de son erreur. Le visage de sa supérieure se ferma aussi subitement qu’une lumière qu’on éteint. La menace dans ses dernières paroles était évidente.
— Je ne fais que souligner le problème de la fiabilité de la source, dit-elle. On ne va pas demander au suspect où il pense que nous devrions chercher ensuite. Et récupérer Julie Mao n’est pas notre priorité.
— Ce n’est pas le sens de mes propos, répondit Miller, un peu sur la défensive et aussitôt chagriné de l’être.
— Nous avons un tableau dans la salle qui se remplit de plus en plus. Notre priorité, c’est d’assurer la sécurité et la continuité des services. Si ce que vous faites n’a pas un rapport direct avec ces objectifs, vous avez mieux à faire.
— Cette guerre…
— Ne nous concerne pas, coupa Shaddid. Ce qui nous concerne, c’est Cérès. Rédigez-moi un rapport définitif sur Juliette Mao. Je le ferai parvenir à qui de droit. Nous avons fait ce que nous pouvions.
— Je ne pense pas…
— Moi, je le pense. Nous avons fait ce que nous pouvions. Et maintenant cessez de vous comporter comme une lavette, virez votre cul de ce bureau et allez cravater les méchants. Inspecteur.