— Oui, capitaine, dit Miller.
Muss était assise à sa place quand il revint à son poste. Elle avait à la main un gobelet, de thé fort ou de café trop clair. Elle lui désigna son écran. Sur celui-ci, trois Ceinturiens – deux hommes et une femme – sortaient par la porte d’un entrepôt en transportant un conteneur d’expédition en plastique orange. Miller eut une mimique interrogative.
— Employé par une société indépendante d’acheminement de gaz. Azote, oxygène. Composants atmosphériques de base. Rien d’exotique. On dirait qu’ils ont détenu ce pauvre gars dans un des entrepôts de la société. J’ai envoyé la scientifique là-bas pour voir s’ils peuvent trouver des éclaboussures de sang, pour confirmation.
— Bon boulot, fit Miller.
Muss haussa les épaules. Le boulot requis, semblait-elle dire.
— Où sont passés ces trois-là ? demanda-t-il.
— Ils ont pris le large hier. Le plan de vol déposé indique Io comme destination.
— Io ?
— Le centre de la coalition Terre-Mars. Est-ce qu’ils s’y rendront ? Vous voulez parier ?
— Bien sûr. Cinquante billets qu’on ne les verra jamais là-bas.
Muss éclata de rire.
— Je les ai entrés dans le système de recherche, dit-elle. Où qu’ils se posent, les gens du coin auront leur bobine et un numéro de dossier les rattachant à l’affaire Dos Santos.
— Donc le dossier est clos.
— Encore un bâtonnet blanc tracé à la craie sur le tableau pour les gentils, approuva Muss.
Le reste de la journée ne fut pas de tout repos. Trois agressions, deux ouvertement politiques et une domestique. Muss et Miller les effacèrent du tableau avant la fin de leur service. Il y en aurait d’autres dès le lendemain.
Après avoir pointé, Miller fit halte à la carriole d’un vendeur ambulant près d’une des stations de métro et prit un bol de riz et d’une substance protéinée ressemblant vaguement à du poulet teriyaki. Tout autour de lui dans le métro les citoyens ordinaires de Cérès lisaient les infos et écoutaient de la musique. À un demi-wagon de lui, un jeune couple se serrait en murmurant et en riant sous cape. Ils avaient peut-être seize ans. Dix-sept. Il vit la main du garçon s’aventurer sous la chemise de la fille. Elle ne protesta pas. Juste en face de Miller, une femme d’âge mûr dormait, et sa tête dodelinait contre la paroi de la voiture. Ses ronflements étaient presque délicats.
Tous ces gens étaient au centre de la question, se dit-il. Des êtres normaux menant une vie banale sur un caillou sous bulle entouré par le vide. S’ils laissaient la station se transformer en zone d’émeutes, s’ils laissaient l’ordre vaciller, toutes ces vies seraient broyées comme un chaton qu’on passe à la déchiqueteuse. Il incombait à des individus comme lui, Muss et même Shaddid de veiller à ce que cela n’arrive jamais.
Alors, railla une petite voix au fond de son crâne, pourquoi ne t’incombe-t-il pas d’empêcher Mars de balancer une charge nucléaire et de faire exploser Cérès comme un œuf ? Quelle est la plus grande menace pour ce type planté là : quelques prostituées sans permis ou la Ceinture en guerre contre Mars ?
Quel mal pouvait découler du fait qu’il apprenne ce qui était arrivé au Scopuli ?
Mais, bien sûr, il connaissait la réponse à cette question. Il ne pouvait juger de la dangerosité de la vérité tant qu’il ne l’aurait pas découverte. Ce qui était en soit une excellente raison pour continuer à fouiner.
Assis sur une chaise pliante en toile devant l’appartement de Miller, Anderson Dawes, l’homme de l’APE, lisait un livre aux pages en papier pelure et à la reliure peut-être en cuir véritable. Miller en avait déjà vu des images : il trouvait décadente l’idée d’un tel poids pour un seul mégabyte de données.
— Inspecteur.
— Monsieur Dawes.
— J’espérais avoir une petite conversation avec vous.
Quand ils entrèrent, Miller se félicita d’avoir rangé un peu. Toutes les bouteilles de bière avaient fini dans le recycleur. Il avait essuyé la table et les meubles de rangement. Les coussins des sièges avaient tous été recousus ou changés. Alors que Dawes s’asseyait, Miller se rendit compte qu’il avait fait tous ces travaux ménagers dans la perspective de cet entretien. Il n’y avait pas pensé jusqu’alors.
Son visiteur posa le livre devant lui, plongea la main dans une poche de sa veste et fit glisser un mince lecteur de film noir sur la table dans sa direction.
— Qu’est-ce que je vais découvrir là-dessus ? demanda l’inspecteur.
— Rien que vous ne puissiez confirmer avec vos archives.
— Rien de contrefait ?
— Si, répondit Dawes avec un sourire qui n’améliorait en rien son apparence. Mais pas par nous. Vous m’avez questionné sur le matériel antiémeute de la police. Un sergent, une certaine Pauline Trikoloski, a signé l’ordre de transfert pour l’unité 23 des services spéciaux.
— L’unité 23 des services spéciaux ?
— Oui. Elle n’existe pas. Pas plus que Trikoloski. L’équipement a été emballé, chaque bordereau dûment signé, et le tout a été livré à un quai. Le transport occupant ce poste d’amarrage à ce moment-là était enregistré comme appartenant à la Corporaçaõ do Gato Preto.
— Le Chat Noir ?
— Vous les connaissez ?
— Import-export, comme tous les autres, soupira Miller. Nous avons enquêté sur eux parce que nous pensions que cette société pouvait servir de couverture à la Loca Greiga. Mais nous n’avons jamais rien trouvé qui le prouve.
— Vous aviez raison.
— Vous pouvez le prouver ?
— Ce n’est pas mon boulot, répondit Dawes. Mais il y a quelque chose qui pourrait vous intéresser. Les relevés d’accostage automatisés pour le vaisseau quand il est parti et quand il est arrivé sur Ganymède. L’appareil était plus léger de trois tonnes, sans compter la consommation de carburant. Et le temps du voyage est plus long que les projections mécaniques.
— Il a rencontré un autre vaisseau, sur lequel ils ont transbordé tout le matériel.
— Vous avez votre réponse, fit Dawes. Aux deux questions. L’équipement antiémeute a été volé dans votre poste par une organisation criminelle locale. Il n’y a aucun enregistrement pour corroborer l’hypothèse, mais on peut imaginer sans grand risque de se tromper qu’ils ont également embarqué le personnel pour utiliser ce matériel.
— Quelle destination ?
Dawes leva les mains. Miller hocha la tête. Ils avaient quitté la station. Dossier clos. Encore un bon point pour les gentils.
Bon sang.
— J’ai respecté ma partie du marché, déclara l’homme de l’APE. Vous avez demandé des renseignements, je vous les ai fournis. Et maintenant, vous allez respecter votre part du marché ?
— Laisser tomber l’enquête sur Mao.
Ce n’était pas une question, et Dawes ne réagit pas comme si c’en était une. Miller se redressa.
Juliette Andromeda Mao. Héritière du système des planètes intérieures devenue messager pour le compte de l’APE. Pilote de course en chaloupe. Ceinture marron, visant la noire.
— Bien sûr, où est le problème ? Ce n’est pas comme si je l’avais ramenée chez elle, en admettant que je l’aie retrouvée.
— Ah non ?
Miller eut un geste des mains qui signifiait : Bien sûr que non.
— C’est une fille bien, dit-il. Comment vous sentiriez-vous si vous aviez atteint l’âge adulte et que maman détenait toujours le pouvoir de vous faire revenir à la maison en vous tirant par l’oreille ? Dès le début, c’était un boulot de merde.