“Le nouveau mandat de la Flotte martienne consiste à assurer la sécurité de tous les honnêtes citoyens, à démanteler les infrastructures malfaisantes qui se cachent actuellement dans la Ceinture et à mener devant la justice les responsables de ces attaques. Je suis heureux d’annoncer que nos premières actions ont eu pour résultat la destruction de dix-huit vaisseaux de guerre illégaux et…
Miller coupa la retransmission. On y était, donc. La guerre secrète sortait de sa cachette. Papa Mao avait eu raison de vouloir rapatrier sa fille, mais il était trop tard. Sa fille chérie allait devoir se débrouiller seule, comme n’importe qui d’autre.
Au minimum, cela allait signifier un couvre-feu et des traques ciblées dans tout Cérès. Officiellement, la station était neutre. L’APE ne la possédait pas, ni rien d’autre. Et Hélice-Étoile était une entreprise terrienne, sans aucune obligation contractuelle avec Mars. Au mieux, Mars et l’APE épargneraient la station lors de leurs affrontements. Au pire, il y aurait d’autres émeutes sur Cérès. D’autres morts.
Non, ce n’était pas vrai. Au pire, Mars ou l’APE répliqueraient en lançant un caillou ou des charges nucléaires sur la station. Ou en faisant exploser le propulseur d’un vaisseau à quai. Si la situation s’emballait, ce serait six ou sept millions de morts, et la fin de tout ce que Miller avait connu.
Curieusement, cette perspective tenait presque du soulagement.
Depuis des semaines, il savait. Tout le monde savait. Mais rien ne s’était produit, et chaque conversation, chaque plaisanterie, chaque interaction inopinée, chaque approbation semi-anonyme et chaque moment à plaisanter aimablement dans le métro avait eu des airs d’évasion. Il ne pouvait pas éliminer le cancer de la guerre, il était même incapable d’enrayer son expansion, mais il pouvait au moins admettre que la chose arrivait. Il s’étira, avala ce qui restait de grumeaux aux champignons, vida les dernières gouttes d’un liquide qui n’était pas entièrement différent du café, et sortit pour assurer la paix en temps de guerre.
Muss l’accueillit d’un petit signe de tête quand il entra dans le poste. Le tableau débordait d’affaires – des crimes sur lesquels enquêter, qui devraient être élucidés, puis mis de côté. Deux fois plus nombreux que la veille.
— Mauvaise nuit, dit-il.
— Elle aurait pu être pire, répondit Muss.
— Ah ouais ?
— Hélice-Étoile pourrait être une entreprise martienne. Tant que la Terre reste neutre, nous n’avons pas à jouer à la Gestapo.
— Et ça durera encore combien de temps, d’après toi ?
— Quelle heure est-il ? ironisa-t-elle. Non, je vais te dire : quand ça arrivera, il faudra que je fasse un petit détour par le centre de la station. Il y avait ce type, quand je bossais à la brigade des viols, qu’on n’a jamais réussi à épingler.
— Pourquoi attendre ? demanda Miller. Nous pouvons y aller, lui loger une balle dans le buffet et être de retour pour le déjeuner.
— Ouais, mais tu sais comment c’est. Il faut s’efforcer de rester professionnels. Et puis, si nous faisions ça, il faudrait bâtir une enquête autour, et il n’y a pas la place sur le tableau.
Il s’assit à son bureau. Ils parlaient simplement boutique. Le genre d’humour exagéré et froid qui vous venait quand la journée était truffée d’histoires de prostituées mineures et de drogues coupées. Et pourtant il régnait une tension palpable au poste. On la sentait à la façon dont les gens riaient, à leur maintien. On voyait plus les holsters qu’à l’accoutumée, comme si l’exhibition de leurs armes les rassurait.
— Tu crois que c’est l’APE ? demanda Muss en baissant la voix.
— Qui a détruit le Donnager, tu veux dire ? Qui d’autre aurait pu le faire ? Et en plus, ils s’en vantent.
— Certains d’entre eux, pas tous. D’après ce qu’on raconte, il n’y a plus une APE unique, à présent. Ceux de la vieille école ne savent rien du tout de cette histoire. Ils font dans leur froc et s’échinent à retrouver les auteurs présumés.
— Et qu’est-ce qu’ils peuvent faire ? rétorqua Miller. Tu peux bien fermer le clapet à toutes les grandes gueules de la Ceinture, ça ne changera rien.
— S’il y a une scission à l’intérieur de l’APE, pourtant…
Muss considéra le tableau.
Si une scission s’opérait au sein de l’APE, le tableau tel qu’ils pouvaient le voir maintenant ne signifiait plus rien. Miller avait connu deux guerres des gangs majeures. La première quand la Loca Greiga avait chassé et détruit les Aryan Flyers, et ensuite lorsqu’une scission avait touché le Rameau d’or. L’APE était plus grande, plus dangereuse et plus professionnelle que toutes ces organisations criminelles. Ce serait la guerre civile dans toute la Ceinture.
— Ça peut aussi ne pas se produire, dit Miller.
Shaddid sortit de son bureau et survola du regard la salle principale du poste. Le niveau sonore des conversations baissa d’un cran. Le capitaine accrocha l’attention de Miller et lui adressa un signe bref. Dans mon bureau.
— Coincé, commenta Muss.
Dans le bureau, un Anderson Dawes très à l’aise occupait un des sièges. Miller sentit une petite contraction intérieure quand cette information se cala avec le reste. Mars et la Ceinture en conflit armé ouvert. Le représentant de l’APE sur Cérès assis face à la responsable d’une force de sécurité.
Alors c’est comme ça qu’on la joue, se dit-il.
— Vous travaillez sur le cas Mao, dit Shaddid en se rasseyant.
Comme elle n’avait pas proposé à l’inspecteur d’en faire autant, il resta debout et mit les mains dans son dos.
— C’est vous qui m’avez confié l’affaire.
— Et je vous ai précisé que ce n’était pas une priorité.
— Je vous ai fait part de mon désaccord, répondit-il.
Dawes sourit. C’était une expression étonnamment chaleureuse, surtout comparée à celle du capitaine.
— Inspecteur Miller, dit l’homme de l’APE, vous ne comprenez pas ce qui est en train de se passer ici. Nous sommes assis sur un vaisseau pressurisé, et vous vous obstinez à le frapper avec une pioche. Il faut que vous arrêtiez.
— Vous n’êtes plus sur l’affaire Mao, déclara Shaddid. Vous comprenez bien ? Je vous retire officiellement ce dossier dès la minute présente. Pour toute éventuelle poursuite de cette enquête de votre part, je vous ferai sanctionner pour travail en dehors de vos attributions et détournement des ressources d’Hélice-Étoile. Vous allez me confier tous les documents et autres afférents à cette affaire. Par ailleurs vous effacerez toutes les données que vous avez enregistrées sur votre terminal personnel. Et je veux que ce soit effectif avant la fin de votre service.
L’esprit de Miller était pris d’un tournis soudain, mais il conservait une impassibilité de façade. Elle lui enlevait Julie. Il n’allait pas la laisser faire. C’était une certitude. Ce n’était pas le sujet primordial, cependant.
— J’ai certaines recherches en cours…, commença-t-il.
— Plus maintenant, répondit Shaddid. Votre petite lettre aux parents constituait une infraction au règlement. Tout contact avec les actionnaires aurait dû transiter par moi.
— Vous êtes en train de me dire que cette lettre n’a pas été expédiée, fit Miller, songeant : Vous m’avez espionné.