Miller ferma les yeux. Un nœud commençait à se former au creux de son estomac.
— Qu’est-ce que tu as fait ? demanda-t-il.
— Pour qu’on me colle avec toi ? Un de mes supérieurs m’a fait des avances, et je l’ai envoyé paître.
— Du coup, tu t’es retrouvée coincée.
— Absolument. Allez, Miller, tu n’es pas idiot. Tu devais t’en douter.
Il aurait surtout dû se douter qu’il était le sujet de plaisanterie de tout le poste. Le type qui avait été un tout bon, autrefois. Celui qui avait dégringolé.
Non, en réalité il ne s’était douté de rien. Il rouvrit les yeux. Muss ne semblait pas plus réjouie qu’attristée, satisfaite de sa peine ou particulièrement désemparée de le voir dans cet état. Pour elle, il s’agissait seulement du boulot : les morts, les blessés, les estropiés, du pareil au même. Et c’était en ne s’en souciant pas qu’elle supportait chaque journée.
— Peut-être que tu n’aurais pas dû le repousser, dit-il.
— Ah, tu n’es pas si mauvais, finalement, répondit-elle. Mais il avait le dos poilu. Je déteste les dos poilus.
— Heureux de l’apprendre, fit Miller. Allons donc imposer la justice.
— Tu es bourré, dit l’emmerdeur.
— Suis un flic, grogna Miller en fendant l’air de son index. Me fais pas chier.
— Je le sais bien, que tu es flic. Tu viens dans mon bar depuis trois ans. C’est moi. Hasini. Et tu es bourré, mon pote. Gravement, dangereusement bourré.
Miller regarda autour de lui. C’était vrai, il était à La Grenouille Bleue. Il ne se souvenait pas y être venu, et pourtant il se trouvait bien là. Et l’emmerdeur n’était qu’Hasini, finalement.
— Je…
Mais ce qu’il voulait dire lui avait déjà échappé.
Hasini passa un bras autour de ses épaules.
— Allez, viens. Ce n’est pas très loin. Je te raccompagne chez toi.
— Il est quelle heure ? demanda Miller.
— Tard.
Le mot ne manquait pas de profondeur. Tard. Il était tard. Il avait réussi à rater toutes ses chances d’arranger les choses. Le système solaire était en guerre, et personne ne savait avec certitude pourquoi. Lui-même allait avoir cinquante ans en juin prochain. Il était tard. Tard pour redémarrer. Tard pour se rendre compte depuis combien d’années il dévalait le mauvais chemin. Hasini le dirigea vers un chariot électrique que le bar utilisait pour ce genre de circonstances. L’odeur de graisse chaude émanait de la cuisine.
— Attends, fit Miller.
— Tu vas gerber ?
L’inspecteur réfléchit à la question un moment. Non, il était trop tard pour vomir. Il tituba en avant. Hasini l’installa dans le chariot, alluma les moteurs et dans un bruit strident ils sortirent dans le tunnel. Loin au-dessus d’eux, l’éclairage était tamisé. Le véhicule vibrait chaque fois qu’ils franchissaient une intersection. Ou peut-être que non. Peut-être que c’était seulement une réaction de son corps.
— Je croyais être bon, dit-il. Tu sais, tout ce temps, j’ai cru que j’étais bon, au moins.
— Tu bosses bien, affirma Hasini. C’est juste que tu as un boulot de merde.
— J’étais bon dans ce boulot de merde…
— Tu bosses bien, répéta le barman, comme si le fait de le dire le rendait vrai.
Miller était allongé au fond du chariot, et l’arche en plastique profilé de la roue s’enfonçait dans son flanc. C’était douloureux, mais tout mouvement aurait représenté un effort trop grand. Penser était un effort trop grand. Il avait terminé la journée, épaulé par Muss. Il avait rendu les données et les documents concernant Julie. Dans son appartement, il n’y avait rien qui vaille son retour, et nulle part ailleurs où aller.
Les lumières défilaient dans son champ de vision. Il se demanda si on avait la même sensation quand on contemplait les étoiles. Il n’avait jamais vu un ciel. Cette idée lui inspirait une sorte de vertige, un sentiment de terreur devant l’infini qui était presque agréable.
— Il y a quelqu’un qui peut s’occuper de toi ? demanda Hasini quand ils eurent atteint l’appartement de l’inspecteur.
— Ça va aller. J’ai eu… une mauvaise journée, c’est tout.
— Julie, approuva le barman.
— D’où tu connais Julie, toi ? demanda Miller.
— Tu as parlé d’elle toute la soirée. Tu as le béguin pour elle, hein ?
Sourcils froncés, Miller prit appui d’une main sur le chariot. Julie. Il avait parlé de Julie. Tout était là. Ce n’était pas son boulot, le problème. Ni sa réputation. Ils avaient emmené Julie. L’affaire spéciale. Celle qui importait.
— Tu es amoureux d’elle, glissa le barman.
— Ouais, quelque chose comme ça, dit Miller, et une ébauche de révélation se fraya un chemin jusqu’à son cerveau, à travers les vapeurs d’alcool. Je crois que oui.
— Dommage pour toi, conclut Hasini.
17
Holden
La coquerie du Tachi était équipée d’une vraie cuisine et d’une table pouvant accueillir douze convives. Il y avait aussi une cafetière grand format capable de fournir quarante tasses en moins de cinq minutes, que le vaisseau évolue à 0 ou à 5 g. Holden adressa une prière muette de remerciements pour les budgets confortables des militaires et pressa le bouton commandant la mise en marche. Il dut se retenir pour ne pas caresser le couvercle en acier brossé pendant que la machine commençait à gargouiller en sourdine.
L’arôme du café envahit bientôt l’air et entra en compétition avec l’odeur de pain en train de cuire que dégageait l’aliment quelconque mis dans le four par Alex. Amos faisait le tour de la table en claudiquant dans son plâtre neuf et y disposait les assiettes et de vrais couverts en métal. Dans un bol Naomi mixait quelque chose qui dégageait le parfum d’ail d’un houmous alléchant. Devant le spectacle de son équipage s’affairant à ces tâches domestiques, Holden éprouva une sensation de paix et de sécurité qui lui fit presque tourner la tête.
Des semaines entières qu’ils étaient en fuite, poursuivis tout ce temps par un vaisseau non identifié ou un autre. Pour la première fois depuis la destruction du Canterbury, personne ne savait où ils se trouvaient. Personne n’exigeait rien d’eux. En ce qui concernait le système solaire, ils n’étaient que quelques victimes parmi les milliers du Donnager. Une brève vision de la tête de Shed disparaissant comme dans un tour de magie macabre lui rappela qu’au moins un membre de son équipage comptait parmi les pertes humaines. Et pourtant c’était si bon de se sentir de nouveau maître de son propre destin que même le regret ne pouvait entièrement lui voler ce plaisir.
Un minuteur sonna, et Alex sortit du four une plaque couverte d’un pain mince et plat. Il le coupa en tranches que Naomi tartina d’une pâte qui ressemblait à du houmous, en effet. Amos répartit les morceaux sur les assiettes autour de la table. Holden versa le café frais dans des chopes marquées du nom du vaisseau, et les distribua à la ronde. Il y eut un moment étrange pendant lequel tous contemplèrent fixement la table dressée, sans faire un geste, comme par crainte de détruire la perfection de cette scène.