Amos trouva la parade à leur trouble :
— J’ai une faim d’ours, dit-il en se laissant tomber lourdement sur une chaise. Quelqu’un veut bien me passer le poivre ?
Pendant plusieurs minutes, personne ne parla. Ils se contentèrent de manger. Holden prit un petit morceau du pain plat couvert de houmous, et les parfums puissants des deux l’étourdirent après toutes ces semaines à ingurgiter des barres protéinées sans saveur. L’instant suivant il emplissait sa bouche si vite que ses glandes salivaires furent incendiées par une agonie délicieuse. Embarrassé, il regarda le reste de la tablée, mais tous les autres montraient la même voracité, et il renonça aux convenances pour se concentrer sur son assiette. Quand celle-ci ne contint plus la moindre parcelle de nourriture, il se laissa aller en arrière avec un soupir, en espérant faire durer aussi longtemps que possible ce contentement. Les yeux clos, Alex buvait son café à petites gorgées. Amos raclait le bol avec sa cuiller pour y prélever les dernières traces de houmous. Naomi lança un regard à Holden sous ses paupières à demi closes qui soudain lui donnèrent un air terriblement sexy. Il chassa cette pensée en hâte et leva sa chope.
— Aux Marines de Kelly. Héros jusqu’au dernier, qu’ils reposent en paix.
— Aux Marines, répondirent en chœur les autres.
Ils trinquèrent et burent leur café.
À son tour, Alex brandit sa chope :
— À Shed.
— Ouais, à Shed, et que les enfoirés qui l’ont tuée rôtissent en enfer, dit Amos avec calme. Juste à côté du fumier qui a détruit le Cant.
Autour de la table, l’humeur s’assombrit. Holden sentit le moment de paix et de détente s’évanouir aussi subrepticement qu’il s’était imposé.
— Bon, fit-il. Alex, parlez-moi un peu de notre nouvel appareil.
— Cette corvette est un vrai bijou, chef. Je l’ai poussée à douze g durant plus d’une demi-heure quand nous avons quitté le Donnie, et elle a ronronné comme un chaton tout ce temps. Et le siège pilote est très confortable.
Holden le remercia d’un hochement de tête.
— Amos ? Déjà eu l’occasion de jeter un œil au moteur ?
— Ouaip. Propre comme un sou neuf, répondit le mécanicien. Un singe amateur de graisse comme moi va avoir le temps de s’ennuyer.
— S’ennuyer serait une bonne chose, fit Holden. Naomi ? Votre avis ?
Elle sourit.
— J’adore. Cet appareil a la plus agréable des douches que j’aie vues dans des vaisseaux de cette catégorie. En plus il y a une infirmerie vraiment étonnante, avec un système d’expertise informatisé qui sait comment soigner les Marines blessés. Dommage que nous ne l’ayons pas trouvé avant de soigner nous-mêmes Amos.
Le mécano tapota son plâtre de ses doigts repliés.
— Vous avez fait du bon boulot, patronne.
Holden considéra un moment son équipage enfin propre, et passa la main dans ses cheveux. Pour la première fois depuis des semaines, elle n’était pas poisseuse quand il la retira.
— Oui, une douche et ne pas avoir à soigner les jambes cassées, c’est plutôt bien. Autre chose ?
Naomi renversa la tête en arrière et ses yeux remuèrent comme si elle passait en revue une liste mentale.
— Le réservoir d’eau est plein, les injecteurs ont assez de granules de combustible pour activer le réacteur pendant une trentaine d’années, et la réserve de la coquerie est pleine à craquer. Il faudra que vous me ligotiez si vous avez l’intention de rendre cette merveille à la Flotte. Elle me plaît beaucoup.
— C’est une petite unité qui ne manque pas d’atouts, reconnut Holden avec un sourire. Vous avez pu examiner l’armement ?
— Deux lanceurs et vingt torpilles à longue portée équipées d’ogive plasma à rendement élevé, dit Naomi. Du moins, c’est ce que le manifeste dit. Elles sont chargées par l’extérieur, de sorte que je ne peux pas vérifier sans sortir sur la coque.
— Le panneau de contrôle d’armement dit la même chose, chef, fit Alex. Et les canons de défense rapprochée sont pleins. Mis à part, vous savez…
Mis à part la volée que vous avez lâchée sur les meurtriers de Gomez.
— Oh, et quand nous avons placé Kelly dans la cale, j’ai trouvé une grosse caisse frappée des lettres EAM sur le côté. D’après le manifeste, c’est l’abréviation de “Équipement pour assaut mobile”. Apparemment, la formule de la Flotte désignant une collection d’armes.
— Oui, c’est l’équipement complet pour huit Marines, précisa Alex.
— Bien, dit Holden. Donc, avec le propulseur Epstein standard pour la Flotte, nous avons de la puissance. Et si vous avez raison pour l’armement embarqué, nous avons aussi de quoi mordre. La question suivante est : qu’allons nous en faire ? Je serais assez enclin à accepter la proposition faite par le colonel Johnson de nous offrir un refuge. Votre opinion ?
— Je suis complètement pour, chef, dit Amos. J’ai toujours pensé que ça tombait trop souvent sur les Ceinturiens. Je me sens bien d’être un révolutionnaire pendant quelque temps.
— Le fardeau du Terrien, Amos ? demanda Naomi avec une grimace.
— Qu’est-ce que ça veut dire, bordel ?
— Rien, je blaguais. Je sais que tu aimes notre camp parce que tu veux nous voler nos femmes.
Le mécano grimaça lui aussi en saisissant la plaisanterie.
— Bah, faut dire que vous, mesdames, vous avez des jambes vraiment interminables.
— Bon, ça suffit, fit Holden. Deux voix pour Fred, donc. Quelqu’un d’autre ?
Naomi leva la main.
— Je vote pour Fred aussi.
— Alex ? Vous en pensez quoi ? demanda Holden.
Le pilote martien se laissa aller au fond de sa chaise et se gratta le crâne.
— Je n’ai aucun endroit en particulier où aller, alors je vais rester avec vous, je suppose. Mais j’espère qu’on ne va pas recommencer à nous dire ce que nous devons faire.
— Ça ne se reproduira pas, affirma Holden. J’ai une corvette armée de canons, à présent, et la prochaine fois que quelqu’un m’ordonne de faire quelque chose, je les utilise.
Après dîner, Holden s’offrit une longue et lente visite de son nouveau vaisseau. Il ouvrit chaque écoutille, regarda dans chaque recoin, chaque réduit, alluma chaque panneau de contrôle, lut tout ce qui y était affiché. Dans la salle des machines, près du réacteur, il ferma les yeux et s’habitua à la vibration presque imperceptible qui émanait de l’engin. Si celui-ci venait à mal fonctionner, il voulait le sentir dans chacun de ses os avant même qu’un dispositif d’alarme se déclenche. Il fit halte dans le magasin de bord et toucha tous les outils, puis il grimpa sur le pont du personnel et regarda dans les cabines de l’équipage jusqu’à ce qu’il en trouve une à sa convenance. À l’intérieur, il défit le lit pour signaler qu’elle était réservée. Il trouva plusieurs combinaisons qui lui semblèrent à sa taille et les rangea dans le placard encastré de son nouveau quartier. Puis il alla prendre une seconde douche et laissa l’eau chaude masser ses muscles dorsaux noués depuis trois semaines. En revenant à sa cabine, il fit glisser ses doigts sur la paroi de la coursive pour sentir l’élasticité infime de la mousse ignifuge et du filet de protection qui nappaient l’acier renforcé de la coque. Quand il arriva à sa cabine, Alex et Amos étaient en train de s’installer dans la leur.
— Laquelle a prise Naomi ? voulut-il savoir.
— Elle est toujours aux ops à traficoter je ne sais quoi, répondit le mécanicien.